Grand écart – Saint Augustin et la mode de la repentance

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Il y avait à proximité de notre vigne un poirier chargé de fruits qui n’attiraient ni par leur beauté ni par leur saveur : nous allâmes, jeunes vauriens que nous étions, le secouer et le dépouiller en pleine nuit – nous avions prolongé jusque-là, selon notre funeste habitude, notre jeu dans les terrains vagues – et nous en rapportâmes d’énormes charges, non pour nous régaler mais plutôt pour les jeter aux porcs, même si nous en avions mangé un peu, du moment que nous faisions ce qui nous plaisait justement parce que c’était défendu. Voici mon cœur, ô Dieu, voici mon cœur, que tu as pris en pitié au fond du gouffre. Qu’il te dise maintenant, ce cœur que voici, ce qu’il cherchait là, pour être mauvais gratuitement, quand mon goût du mal n’avait d’autre cause que lui-même[1]. (…)

Saint Augustin évoque ainsi, dans cette page célèbre, un vol de poires commis en bande pendant sa jeunesse dépravée. Ce récit nous retient par plusieurs traits qui peuvent sembler un peu étranges au lecteur contemporain. Le premier, et sans doute le plus frappant quand on lit tout l’épisode, c’est la disproportion entre le fait objectif qui nous est relaté et le développement auquel il donne lieu. Le commentaire de ce larcin occupe en effet plus de la moitié du Livre II, et l’auteur lui accorde une importance considérable, en en faisant l’emblème de son penchant au mal et de son mépris de Dieu. Or cette disproportion est au cœur même de l’argumentation : le « péché » n’est pas ici la conséquence d’une tentation (contrairement au chapitre III de la Genèse auquel on compare parfois ce passage) : les fruits n’ont rien d’attirant, Augustin n’en attend aucun profit etc. Ce délit est donc purement gratuit : cette idée revient, de manière obsessionnelle, tout au long du récit. De cette absence de mobile le rédacteur des Confessions vient à dégager, rétrospectivement, un mobile suprême : la transgression de la loi divine, transformant ainsi, comme dans la fable, une peccadille en cas pendable, élevé au rang des œuvres abominables[2].

Nous touchons là à une deuxième étrangeté du texte : son auteur s’adresse, comme dans tout le reste de l’œuvre, directement à Dieu – si bien que le lecteur a vaguement l’impression d’intercepter un message qui ne lui est pas destiné, à la manière de ces policiers chargés d’exploiter les écoutes téléphoniques. Impression fallacieuse, du reste, si l’on en croit l’évêque d’Hippone : « Ce n’est pas pour toi, mon Dieu, mais devant toi que je fais ce récit pour ma famille, le genre humain (…), pour que moi, bien sûr, et tous ceux qui lisent ceci considérions de quelle profondeur il faut crier vers toi[3]. » On voit cependant, même avec cette précision, que la rencontre avec Dieu est bien la fin suprême de l’ouvrage.

Enfin, dernier point qui découle des deux autres, le repentir de l’auteur du vol ne prend absolument pas en compte le dommage causé : sans doute pour ce qu’il a d’insignifiant (en dépit des « charges énormes » transportées !), mais surtout parce qu’il s’agit essentiellement d’une affaire entre Dieu et lui : la « loi des hommes » est mentionnée au début de l’épisode mais ne joue aucun rôle – pas plus que la victime du vol – dans le développement qui suit…

Lorsque Saint Augustin rédige son récit, le mot confessions, qu’il emploie très souvent pour le désigner, ne se charge pas forcément de la connotation religieuse qu’il a prise aujourd’hui, en rapport avec le sacrement de pénitence – et l’on a vu que le but de ces aveux n’est pas tant d’obtenir le pardon divin[4] que de convertir le lecteur, en reconstituant le long chemin philosophique et spirituel qui a abouti à la rencontre avec Dieu : « Tel est le fruit de mes confessions, écrit-il au livre X, non pas tel que je fus mais tel que je suis… » Cependant cet écart entre la voix énonciatrice, touchée par la grâce, et le moi du passé, abandonné au péché, c’est aussi l’espace où se déploie le repentir, si perceptible dans le récit du larcin. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage » dit Montaigne au début de l’essai qu’il consacre à cette notion, en analysant notre rapport au flux incessant du temps[5]. Comme celui de confession, le terme repentir ne renvoie pas toujours à un contexte religieux : il existait pour cela dans la langue un mot plus spécifique : celui de repentance[6]

Or ce mot, qui tombait en désuétude, connaît à notre époque une nouvelle fortune, au point d’être au centre d’un certain nombre de débats. Le Dictionnaire Historique de la langue française date de 1998 cette réactivation du terme, et c’est, de manière assez logique, une déclaration de l’Église de France, revenant sur la persécution des Juifs au cours de son histoire, qui en a été le point de départ. Quelles sont les caractéristiques de ce nouvel usage ? Il est frappant de constater qu’elles prennent à peu près le contrepied du repentir augustinien, tel que nous venons de le voir. D’abord il ne s’agit nullement d’une démarche individuelle : c’est un corps social, une institution, un État, qui est censé reconnaître des fautes ou des crimes touchant eux-mêmes un grand nombre de personnes : les déportations des Juifs, le colonialisme, l’esclavage, ou les abus sexuels commis par des ecclésiastiques – tous ces thèmes ont provoqué autant de débats autour de cette notion. Ces exemples (la liste, hélas, n’est pas close) font toucher du doigt un deuxième aspect : si le délit d’Augustin nous paraissait bien insignifiant par rapport à l’étendue de son repentir, c’est au contraire l’énormité de la faute qui induit la repentance, très souvent réclamée par le groupe ou les descendants des victimes, et qui passe par la reconnaissance publique d’exactions relevant, non d’une conscience individuelle, mais de l’histoire de l’humanité… Au passage la notion tend à perdre sa dimension religieuse : son enjeu, désormais politique, n’est plus le pardon divin mais la possibilité d’une réconciliation entre persécuteurs et persécutés.

 Mais tous ces faits s’avèrent souvent complexes à traiter, et prêtent lieu à la polémique. Si l’identité de l’auteur d’un délit individuel, une fois établie, n’offre guère matière à discussion, il n’en va pas forcément de même pour une institution. On sait ainsi que pour De Gaulle – suivi en cela par Mitterrand – les crimes du régime de Vichy dans le traitement des Juifs n’étaient pas imputables à l’État français, dans la mesure où il contestait la légitimité même de ce gouvernement – et il fallut attendre Jacques Chirac pour que la nation reconnaisse ses responsabilités. À plus forte raison, quand les faits remontent loin, à qui doit-on demander des comptes ? Si l’on a progressé, ces dernières années, dans le traitement mémoriel de l’esclavage, le concept de repentance est dans ce cas difficile à appliquer, tant à cause de l’éloignement historique qu’au partage des responsabilités. Enfin tout ce qui touche à l’Histoire finit par prendre une dimension politique et quand il s’agit de reconnaître les exactions d’un État les réflexes nationalistes reprennent vite le dessus. C’est ainsi que Nicolas Sarkozy, au cours de sa campagne électorale de 2007, déclarait : « Je déteste cette mode de la repentance qui exprime la détestation de la France et de son histoire[7]. » On sait combien il fut reproché à Emmanuel Macron d’avoir qualifié la colonisation, en février 2017, de « crime contre l’humanité ». Certains le traitèrent alors de « candidat de la repentance. » De fait le terme est de plus en plus utilisé à des fins polémiques, et souvent récusé par ceux-là mêmes qui œuvrent pour la reconnaissance mémorielle[8]. Il est significatif que lors de son dernier voyage en Algérie, en août 2022, le même Macron, cette fois président, déclarait ceci : « Nous sommes sommés en permanence de choisir entre la fierté et la repentance. Moi, je veux la vérité, la reconnaissance. » Derrière ces refus ou ces esquives se profile aussi, dans bien des cas, l’épineuse question de la réparation à laquelle des déclarations trop explicites pourraient donner lieu : et les préjudices en cause ne se limitent pas à des poires volées…

La confession individuelle, le repentir qu’elle implique et son corollaire, le pardon divin avaient finalement quelque chose d’assez confortable. Au début de son récit autobiographique L’âge d’homme Michel Leiris écrit : « ce que je méconnaissais, c’est qu’à la base de toute introspection il y a le goût de se contempler et qu’au fond de toute confession il y a le désir d’être absous. » Au terme de son narcissique épanchement, le pénitent ou son double l’autobiographe ressort blanchi, plus léger, réconcilié avec Dieu ou avec lui-même. Au contraire, le responsable politique qui fait œuvre de repentance ouvre une boîte de Pandore, en accomplissant un acte dont il ne peut maîtriser toutes les conséquences : on comprend qu’au moment de franchir le pas beaucoup font preuve de prudence, hésitant à prononcer un mot devenu décidément bien encombrant, et dont ils pourraient bien avoir un jour à se repentir…

J-P P.

 


[1] Saint Augustin, Confessions, II, 4.

[2] Nefaria opera II, 7. Tout au long de l’épisode, l’auteur fait preuve d’une remarquable inventivité dans les termes péjoratifs dont il use pour désigner son acte : peccatum, malitia, defectum, dedecus, facinus, iniquitas, delictum

[3] Ibidem, II ,3. Le livre X des Confessions approfondit cette double destination de l’œuvre.

[4] À l’en croire c’est déjà fait : « Je rendrai grâce et proclamerai ma reconnaissance à ton nom, pour m’avoir pardonné tant d’œuvres mauvaises et abominables. Tu as fait fondre mes péchés comme de la glace : c’est à ta grâce et à ta miséricorde que je l’attribue. » II, 7.

[5] Montaigne Essais, III, 2. Il est curieux de constater que malgré cette vision du monde, Montaigne développe une approche plutôt méfiante du repentir, et le récuse en ce qui le concerne : Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu.

[6] Le dictionnaire Furetière, par exemple, au XVIIe siècle, donne d’abord un exemple antique pour illustrer la notion de repentir, alors qu’il relie la repentance au « tribunal de la Confession ».

[7] Discours prononcé à Lyon le 5 avril 2007. Le texte se poursuit par une série d’anaphores, sur le mode « je déteste la repentance », accusée de diviser les Français et de nuire à l’intégration…

[8] À l’occasion du vingtième anniversaire de sa loi reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme des crimes contre l’humanité (2001), Christiane Taubira répondait ainsi à ses détracteurs : Vous avez des gens qui sont penchés sur leur balcon et qui disent : « on en a assez de la repentance ». Personne ne leur en demande.

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