Grand écart – La sportule et les Français qui se lèvent tôt

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

 « On concentre davantage nos aides sur les Français qui travaillent, et qui se lèvent tôt » : a déclaré, à peine nommé, le nouveau premier ministre. À la question de savoir à qui faut-il opposer cette catégorie de population, il répond comme une évidence : « à ceux qui ne travaillent pas ». On n’a pas de peine à retrouver, dans des déclarations antérieures, la même vision de la société. Ainsi le 25 avril 2023 :  « ce qui m’intéresse, ce sont les Français qui vont travailler, qui travaillent, qui se lèvent le matin » ; or cette classe laborieuse, disait-il un mois plus tôt, a le sentiment « qu’on lui en demande toujours plus pour financer un modèle qui permet parfois à des gens de ne pas travailler (…). » Bref, on l’aura compris, pour Gabriel Attal, la valeur travail l’emporte sur la valeur solidarité, dans une vision plutôt binaire de la société...

La périphrase « Français qui se lèvent tôt » (qu’il n’a pas inventée) est donc utilisée comme synonyme de travailleurs, terme déjà accaparé par la rhétorique des partis marxistes et à ce titre moins recommandable… Il est sans doute permis d’émettre quelques réserves sur cette équivalence sémantique : on peut se lever de bonne heure simplement pour profiter de l’aurore (j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense…) ou parce que votre rythme biologique vous y engage. D’un autre côté, parmi les gens qui se lèvent tard, on compte ceux qui exercent une activité nocturne, comme les infirmières, les gens du spectacle ou autres gardiens de sites industriels… Mais il est vrai qu’une certaine méfiance s’attache aux levers tardifs, toujours suspectés d’appartenir à la catégorie de ceux que Sénèque appelle les lucifugae, ces débauchés qui fuient le jour et qu’il met au rang des morts (loco defunctorum), quand notre langue les qualifie au contraire de viveurs… En tout cas, notre premier ministre, qui ne dort paraît-il que quatre heures par nuit, souscrirait sans doute aux propos du maître de Lucilius : « Honte à celui qui, lorsque le soleil est déjà haut, est encore couché dans un demi-sommeil, et ne s’éveille qu’au milieu du jour[1] ! » Se lever tôt au contraire c’est, youkaïdi youkaïda, obéir aussi bien au rythme de la nature célébré par les philosophes antiques qu’aux injonctions modernes d’une saine vie laborieuse – même si dans les faits la journée commence souvent plus tard, les horaires scolaires apparaissant de plus en plus décalés par rapport à ceux du reste de la société…

La recommandation du lever matinal implique-t-elle, chez les moralistes latins, l’éloge du travail ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord il faudrait savoir de quoi on parle : non seulement nos schémas mentaux nous éloignent de la société romaine mais le découpage sémantique des langues y contribue aussi. La notion de travail, qui nous semble cohérente, correspond en latin à différents termes, qui ne se superposent pas. Labor évoque la fatigue, la souffrance, l’effort, et recouvre davantage le champ sémantique de notre peine. Negotium désigne toute occupation, choisie ou subie, par opposition au loisir (otium) et peut prendre à l’occasion le sens de « souci ». Officium, associé aux devoirs, est utilisé pour les hautes fonctions au service de l’État. Le mot artes, enfin, précisé par un adjectif, établit une hiérarchie où sont dépréciés les métiers manuels par rapport aux nobles occupations (liberales) réservées aux hommes libres des classes aisées qui ont tout le loisir de se cultiver. Dans la langue latine il n’existe donc pas un seul terme qui recouvrirait l’ensemble des activités professionnelles – comme lorsque nous parlons du travail par opposition au chômage ou à la retraite. Et ce n’est pas le travail, de quelque nature qu’il soit, qui est valorisé par les moralistes, mais bien le loisir, comme le rappelle Paul Veyne : « l’Antiquité a été l’époque de l’oisiveté tenue pour un mérite. (…) Non seulement le travailleur était socialement un inférieur, mais il était tenu pour quelque peu ignoble[2]. » Virgile qualifie le « labor » d’improbus, ce qui n’est pas un compliment, dans un passage où il explique comment Jupiter, en supprimant la vie facile du règne de Saturne, c’est-à-dire l’âge d’or, a contraint l’humanité à faire preuve d’ingéniosité pour survivre[3]. Pline souligne combien sa vie dans sa retraite campagnarde, loin des obligations mondaines, est supérieure à son affairement citadin[4]. Le sommet de la sagesse, nous répètent à l’envi les intellectuels latins, c’est l’otium, le temps à soi que l’on peut consacrer à la philosophie et aux lettres. Quand Sénèque écrit, au chapitre 14 de La brièveté de la vie : « seuls de tous sont libres de leur temps (otiosi) ceux qui s’adonnent à la sagesse, seuls ils vivent », on voit combien le terme otiosi est connoté positivement quand l’adjectif français oisif, au contraire, se charge vite d’une tacite réprobation...

Que faisaient donc les Romains qui se levaient tôt ? Leur première occupation, toutes conditions sociales confondues, était de revêtir leur toge pour se rendre à la salutatio matinale, sorte d’acte d’allégeance à leur patron, et qui leur permettait d’obtenir de lui, en retour, une gratification non négligeable dans l’économie de la cité : la sportule. Tirant son nom d’un petit panier où l’on déposait un peu de nourriture elle prit ensuite la forme d’une modeste somme d’argent dont profitaient, sous l’Empire, nombre d’inactifs… Juvénal nous a laissé une pittoresque évocation de cette foule qui fait la queue à l’entrée de la riche demeure patricienne. Cette distribution collective, devine-t-on à le lire, respectait certaines préséances et n’était pas à l’abri de quelques tentatives de resquillage :

Aujourd’hui une maigre sportule attend à l’entrée du vestibule la foule en toge qui va se jeter dessus. Encore le patron dévisage-t-il préalablement les gens, dans sa terreur que l’un se substitue à l’autre et réclame sa part sous un nom supposé. Une fois identifié, vous recevrez votre pitance. (Suit un développement où le satiriste, adepte de la préférence nationale, se plaint de ce qu’un riche affranchi né sur les bords de l’Euphrate passe devant les notables romains.)

Mais si les plus hauts magistrats calculent au bout de l’année ce que rapporte la sportule et de combien elle accroît leurs revenus, que feront les clients qui tirent de là toge, souliers, pain, et jusqu’aux tisons de leur foyer[5] ?

Si les mieux lotis voient dans la « salutation » l’occasion de soigner leur carrière[6], pour les plus pauvres la sportule représente presque une nécessité vitale, comme nos diverses allocations sociales…

À bien y réfléchir, nos gouvernements auraient peut-être quelques idées à tirer du modèle romain. Une privatisation des aides sociales, dans un clientélisme décomplexé, résoudrait beaucoup de nos problèmes. La charge d’un R.S.A. renouvelé (Réception d’une Sportule Actualisée) serait confiée aux titulaires de nos plus grandes fortunes. Nul doute que nos capitaines d’industrie seraient heureux de voir ainsi renforcé leur prestige, proportionné désormais non plus à leur augmentation de revenus annuels mais à la longueur de la file piétinant dès sept heures du matin à l’entrée de leur hôtel particulier. Et de même que les clients romains rendaient de menus services à leur patron (« s’attacher à son flanc, précéder la litière, rendre visite à une bonne dizaine de veuves, dit plaisamment Martial dans une de ses épigrammes[7] ») de même les bénéficiaires de ce nouveau RSA seraient appelés à effectuer quelques travaux d’intérêt privé, tels que coller des affiches, laver des SUV, intervenir sur les réseaux sociaux pour dénigrer la concurrence ou diffuser les idées d’un parti… L’État et les collectivités locales, désormais délivrés du soin d’aider les plus démunis, réaliseraient ainsi de substantielles économies, les organisations caritatives du type Restos du cœur ne seraient plus débordées – et surtout le pays retrouverait enfin son unité, n’étant plus divisé en deux groupes antagonistes, ceux qui se lèvent tôt et ceux qui restent jusqu’à pas d’heure à flemmarder dans leur lit douillet…

J-P P.


[1] Toutes les citations de Sénèque sont tirées de la lettre 122 à Lucilius.

[2] Paul Veyne, La vie privée dans l’Empire romain,  « Travail » et loisir (Seuil, 1985 et collection Points, 2015)

[3] Géorgiques, I, 145 « Labor omnia vicit / improbus » . Le qualificatif est mis en valeur par le rejet. Même si on retient l’acception d’acharné pour désigner ce travail qui a permis de venir à bout de toutes les difficultés, le premier sens d’improbus, antonyme de probus, reste déshonnête, mauvais…

[4] Pline le Jeune, Lettres, IX.

[5] Juvénal, Satires, I, vers 95-99 et 117-120 (trad. Pierre de Labriolle et François Villeneuve, Les Belles-Lettres).

[6] Dans une de ses épigrammes, Martial déclare à un sénateur qu’il refuse de se lever au point du jour comme lui pour « user soixante seuils » :« j’aime mieux garder ma faim que d’avoir un dîner pour récompense, et toi une province » (Épigrammes, XII, 29).

[7] Épigrammes, IX, 100.

 

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