Grand écart – Plutarque et les véganes

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

… Je me demande avec étonnement quelle passion, quel état d’âme ou quel raisonnement poussa le premier homme à porter à sa bouche le produit d’un meurtre, à confier à ses lèvres la chair d’un animal mort et, après avoir servi à sa table des cadavres avariés, à nommer ragoûts, délices, et plus encore, des morceaux qui, un instant auparavant, mugissaient, criaient, remuaient et voyaient ? Comment sa vue toléra-t-elle le meurtre de ces êtres égorgés, écorchés, démembrés, comment son odorat en supporta-t-il les émanations (…) ?

Ce texte n’est pas tiré d’un manifeste du parti animaliste, ni d’un tract de quelque extrémiste végane : il s’agit de l’ouverture d’un opuscule de Plutarque qui s’intitule Discours sur l’usage de manger de la viande. Les petits traités philosophiques et moraux de l’auteur des Vies Parallèles, moins connus que ses biographies, ne sont pas sans rappeler, par la variété de leurs sujets, les Essais de Montaigne – qui admirait tant son œuvre. Parmi ceux-ci, l’un des plus étonnants est celui où Plutarque s’en prend au régime carnivore. Certes, le sujet n’est pas totalement nouveau dans l’Antiquité : mais les recommandations alimentaires étaient essentiellement associées à des pratiques religieuses issues du pythagorisme ou de la doctrine d’Empédocle, et la prohibition de la viande fondée en partie sur leur croyance en la métempsychose. L’originalité de Plutarque, qui mentionne par ailleurs avec sympathie ces deux sages, est d’aborder le sujet en s’appuyant davantage sur des arguments éthiques et rationnels que sur des préceptes religieux – d’où la modernité de ses propos[1].

Le texte comporte donc une dimension philosophique, que son caractère polémique et le ton passionné du discours ne sauraient occulter. Derrière l’habitude qu’ont prise les hommes de tuer les animaux sans hésiter à les faire souffrir avant de les manger, se profile la place qu’ils s’attribuent parmi les vivants. À partir d’Aristote en effet (qui fait de l’homme le détenteur exclusif de la parole raisonnable [logos] mais reconnaît aux animaux la sensibilité[2]), se développe un anthropocentrisme assez radical, fondé sur la hiérarchie des vivants, et qui met les animaux au service de l’homme, « les uns pour nous nourrir, d’autres pour cultiver nos champs, d’autres pour nous transporter, d’autres pour nous vêtir[3] » etc. comme l’écrira Cicéron un siècle et demi avant Plutarque.

Le traité de celui-ci remet en cause cette hiérarchie et peut se lire comme une protestation contre le droit que l’homme s’arroge de tuer en ignorant délibérément les points communs qui le relient aux autres êtres animés : non seulement la sensibilité mais aussi l’imagination et l’intelligence[4]. Le terme meurtre (phonos) qui jalonne son argumentation est tout à fait significatif et préfigure nombre de protestations contemporaines : « il n’y a aucun fondement philosophique, métaphysique, juridique, au droit de tuer les animaux pour les manger. C’est un assassinat en bonne et due forme, puisque c’est un meurtre fait de sang-froid avec préméditation » écrit ainsi Elisabeth de Fontenay, dont on connaît le combat pour la cause animale[5].

Une fois admis cela, les arguments subsidiaires en découlent : et d’abord celui de la souffrance inutilement infligée. Plutarque dénonce les pratiques qui s’apparentent à la torture des animaux pour satisfaire la sensualité des hommes : les broches rougies au feu pour égorger les porcs, les mamelles des truies piétinées pour en extraire leur progéniture, les oiseaux dont on crève les yeux pour les engraisser dans les ténèbres. Il va même jusqu’à leur donner la parole pour nous faire entendre leurs supplications… Comment ne pas penser aujourd’hui au gavage des oies pour l’obtention du foie gras, aux conditions épouvantables de beaucoup d’élevages industriels (dont les pensionnaires reçoivent rarement des enquêtes de satisfaction) ?

Or le traitement qu’on fait subir aux animaux est à l’image du comportement adopté vis-à-vis des êtres humains : « qui en effet pourrait maltraiter son semblable alors qu’avec des êtres d’une autre espèce il userait de douceur et d’humanité ? » Argument qu’on retrouve aujourd’hui chez la philosophe Florence Burgat : « Tant que l’homme mangera les animaux, rien ne pourra changer sa conduite envers les autres hommes ».

Cette cruauté de l’homme est d’autant plus condamnable qu’elle est gratuite : il peut en effet, contrairement à ses premiers ancêtres[6], tout à fait se passer de viande. L’homme « calomnie » la terre en prétendant qu’elle ne peut subvenir à ses besoins : les institutions de Déméter lui permettent en effet de se nourrir de céréales et de cultiver les plantes nourricières.

En résumé, pour Plutarque, l’espèce humaine n’est pas faite pour être carnivore. Cet usage « contraire à la nature » correspond à une dégradation physique et morale : non seulement il appesantit l’estomac mais il alourdit l’âme en ouvrant la porte à toutes sortes de vices…

Tous ces arguments trouvent dans notre société un écho qu’ils n’auraient pas rencontré il y a seulement quelques décennies. Si pendant longtemps la viande fut l’apanage de quelques privilégiés, la hausse du niveau de vie dans les pays développés en a fait un mets non seulement désirable[7], mais quasi quotidien, et considéré comme indispensable à la santé (en témoignent les polémiques récentes autour du  « jour sans viande » proposé par quelques cantines). Les mentalités cependant évoluent, comme en témoigne la législation[8] : et le régime végétarien, autrefois cantonné à quelques originaux, gagne du terrain, notamment chez les plus jeunes. Face à une hiérarchie des êtres vivants permettant l’exploitation d’autres espèces le véganisme, prenant le contre-pied de Cicéron, oppose un refus total non seulement de manger les animaux, mais aussi d’utiliser le moindre produit qu’ils fournissent : le système d’interdits qui en résulte, difficile à concilier avec les exigences d’une alimentation équilibrée, n’est pas sans rappeler la rigueur des préceptes religieux[9]… Le souci croissant du bien-être animal, même moins radicalisé, conduit à remettre de plus en plus en cause l’élevage industriel ; Mark Zuckerberg annonçait en 2011 qu’il ne mangeait que les animaux qu’il avait lui-même abattus (donc fort peu !), reprenant ainsi le défi de Plutarque : « si tu prétends être né pour une telle nourriture, commence par tuer toi-même ce que tu veux manger[10] » ; certains paysans, comme Noémie Calais dans le Gers, réclament aussi le droit de tuer sur place les animaux qu’ils élèvent, pour leur éviter le stress des grands abattoirs…

Par-delà ces considérations philosophiques et morales un nouvel argument s’impose sur la question de la viande : c’est la dimension écologique. Si Plutarque considérait que les dons de Cérès suffisaient à nourrir les humains, le problème aujourd’hui se pose de manière inverse : une population mondiale qui tend vers les neuf milliards d’individus est contrainte de limiter sa consommation carnée, si l’on veut pouvoir nourrir tout le monde – et ce sont bien sûr les pays les plus riches auxquels incombe en premier cette responsabilité[11]. Le régime carnivore consomme en effet beaucoup plus d’espace, d’eau et surtout de cultures qui pourraient directement alimenter les humains. La viande de bœuf (dont on connaît la fortune dans certaines chaînes internationales), beaucoup plus exigeante dans ces trois domaines, est particulièrement montrée du doigt[12]

Le traité de Plutarque s’intitule en grec « peri sarcophagias logos ». Quels que soient nos goûts et nos convictions, si nous ne parvenons pas à diminuer nos appétits carnassiers, les sarcophages que nous sommes n’échapperont pas à l’accusation de creuser avec leurs dents, selon l’expression populaire, la tombe de l’humanité…

J-P P.

 

 


[1] Significatif de cette attitude est son traitement de la métempsychose, où il opte pour ce que nous appellerions aujourd’hui le principe de précaution : « Même si la doctrine du passage des âmes en divers corps n’est pas démontrée, le doute devrait inspirer la plus grande réserve et nous remplir de crainte » (998d).

[2] Cf. Aristote, Politique, I,1 Seul parmi les animaux l’homme a un langage. (…) La nature des animaux, elle, est seulement « parvenue jusqu’au point d’avoir la sensation du douloureux et de l’agréable et de se le signifier entre eux. »

[3] Cicéron, Tusculanes, I, 28.

[4] Φαντασιας συνεσεως (997e)

[5] Citée par Catherine Vincent : La philosophie à l’épreuve de la viande (Le Monde décembre 2014/août 2019, consultable en ligne)

[6] En cela Plutarque, suggérant un progrès des conditions de vie, s’écarte du discours qu’Ovide met sur le même sujet dans la bouche de Pythagore, au début du Livre XV des Métamorphoses : la profusion de nourriture végétale offerte par la nature y est en effet associée au mythe de l’âge d’or.

[7] Cf. la savoureuse analyse du bifteck que propose Roland Barthes dans ses Mythologies (Seuil, 1957).

[8] En France le Code civil reconnaît les animaux comme des êtres « doués de sensibilité » depuis 2015…

[9] Sur le rapport entre religion et régime alimentaire voir ici-même « Pythagore et les commandements du régime ».

[10] 995a (Plutarque va encore plus loin en proposant, de manière radicale, de tuer sans se servir d’aucune arme !)

[11] Cyril Dion, grand défenseur de la planète, déclarait dernièrement qu’il faudrait qu’on passe en France de 90kg de viande par personne et par an à 25kg par an.

[12] Pour les chiffres éloquents et l’impact environnemental on se reportera à l’émission Maman j’ai arrêté l’avion du 14 avril 2023, intitulée « La faim du steak ? »

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