Nos immortels compagnons – Pline le Jeune (5)

Média :
Image : Logo Nos immortels compagnons
Texte :

Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !

 

V

« Ces derniers jours, je les ai passés dans une profonde sérénité au milieu de tous mes livres et tablettes de cire. Vous allez sans doute me demander : comment est-ce possible à Rome ? Eh bien voilà comment. C’était l’époque du cirque, qui pour moi ne présente aucun intérêt. Je n’y trouve rien de nouveau, rien de passionnant, rien qui mériterait d’être vu plus d’une fois ».

« Nos combats de gladiateurs, – poursuit Pline, avec les mêmes mots qu’un véritable sage chrétien, – ont corrompu les mœurs de tous les peuples. Cette maladie s’est répandue partout à partir de Rome comme capitale de l’Empire. Et ce sont précisément les maladies qui commencent par la tête qui sont les plus dangereuses, autant dans le corps de l’être humain que dans le corps de l’État. »

Pline est en sympathie avec cet empereur éclairé qui, lorsqu’il a supprimé les combats de gladiateurs dans la ville de Vienne, a prononcé pour la première fois ces mots célèbres : « Vellem etiam Romae tolli possit », c’est-à-dire « je voudrais qu’on puisse les supprimer aussi à Rome ».

C’est là que sont cachées les causes du futur triomphe du christianisme. Pline, homme de bien et de raison de la Rome païenne, sans le savoir lui-même, est un chrétien.

La compassion, l’amour du prochain, n’est pas la particularité exclusive d’une confession religieuse quelconque, elle a sa source dans la nature même du cœur humain.

Chez Pline il y a cette bonté d’âme qui fait justice à son génie. Sans cette douceur mensongère qui, trop souvent, ne fait que dissimuler l’arrogance des fanatiques, il sait être indulgent avec les êtres humains et il sait pardonner. Chez lui la Politesse ne fait qu’un avec une bienveillance envers autrui qui lui est naturelle. « J’ai l’impression, – écrit-il, – que le véritable homme de bien est celui qui pardonne, comme s’il commettait constamment des fautes et en même temps les évitait, comme s’il devait ne pardonner à personne… Soyons indulgents même avec ceux qui ne sont capables de pardonner qu’à eux-mêmes… L’homme compatissant est en même temps un homme sublime…

Si tu fais quelque chose de bien, ne dis-jamais le nom de la personne à qui tu l’as fait . C’est mieux comme ça ».

Dans une lettre à Paternus, Pline fait savoir qu’il a autorisé à ses esclaves de faire des testaments, qu’il est décidé à respecter aussi scrupuleusement que si c’étaient des testaments légaux. Il nous dit qu’il aime ses serviteurs autant que des membres de sa famille et que la mort de n’importe lequel d’entre eux l’affligeant autant que la perte d’un proche. Cette compassion pour les esclaves est une caractéristique nouvelle et qui s’est développée, comme on le voit, dans la bonne société de la Rome antique de manière autonome et indépendamment du christianisme. Les esclaves sont des humains comme nous. Cette notion, qui contredit l’essence même de la philosophie de l’Antiquité, a été formulée pour la première fois non seulement par les prophètes chrétiens, mais par les citoyens romains les plus nobles du siècle de Trajan, d’Hadrien et des Antonins.

La maladie d’un esclave est un vrai drame familial dans la maison familiale des Pline. « J’ai d’autant plus de facilité à t’avouer, – écrit-il à Paulinus, – toute la compassion que j’ai pour mes esclaves, que je sais toute la bonté avec laquelle tu traites ton personnel de service. Je garde en mémoire ce vers d’Homère : "il a été comme un tendre père", ainsi que notre vieille expression romaine pater familias. Il n’a pas de mots assez durs pour ces gens qui, tout fiers d’avoir un rapport impitoyable avec leurs serviteurs, ont le toupet de se nommer eux-mêmes "philosophes" ». À ce sujet Pline fait référence aux stoïciens qui ironisent sur la sensibilité des gens simples et se targuent de leur indifférence, ataraxia, cette vertu excessivement portée aux nues par Marc-Aurèle dans la période suivante.

Merejkovski, « Pline le Jeune », V, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal

Dans la même chronique

Dernières chroniques