Entretien combatif avec Pascal Charvet et Annie Collognat

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Image : Illustration de l'entretien Charvet & Collognat
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À l’occasion de la publication des Dix-Mille de Xénophon aux Éditions Phébus, Pascal Charvet et Annie Collognat, qui proposent une traduction nouvelle de ce texte très actuel, nous font l’honneur d’un entretien exclusif.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quels ont été les rencontres, de chair ou de papier, qui ont été déterminantes ?

Annie Collognat : Tout commence par un professeur, évidemment : celui qui a su éveiller la curiosité, l’intérêt, la passion pour le latin, en sixième, à l’époque. Je me souviens encore des aventures de « Corocotta, rex latronum », une sorte de Robin des bois cantabrique pour la capture duquel Auguste avait offert une grosse récompense : j’en avais fait une mini bande dessinée en latin. Puis vint le grec, en quatrième : un autre professeur, « sévère, mais juste », selon l’expression consacrée,… et toujours autant de curiosité et de passion. Le chemin était ainsi tracé, je dirais presque naturellement, vers ces études de lettres qu’on appelait « classiques », sans provoquer la moindre querelle entre les Anciens et les Modernes, car j’aimais tout autant la littérature française et anglaise. Après deux années de prépa à Toulouse - avec de grands maîtres dont j’entends encore l’accent -, ce fut la découverte éblouissante de Paris (où je n’étais jamais allée) et l’installation à l’ENS alors boulevard Jourdan. En Sorbonne, j’eus la chance de suivre les cours de Jacqueline de Romilly et de Pierre Grimal : encore des rencontres de chair déterminantes. Je pense souvent à eux quand je suis plongée dans mes lectures antiques, ainsi qu’à Jean-Pierre Vernant, que j’ai connu beaucoup plus tard : son intelligence lumineuse et sa générosité restent sans égal.

Pascal Charvet : Je m’étais au départ, en prépa orienté vers la philosophie mais ce fut la rencontre en Khâgne d’un professeur de latin et de grec, qui était aussi un philologue extraordinaire et un spécialiste d’Homère, Monsieur Goub, qui fut déterminante. Cette alliance d’un immense savoir et d’une fine didactique me fascina et modifia mes goûts premiers. Le fait aussi d’avoir pratiqué à ce moment là un "petit latin" et un "petit grec" de manière vive et enjouée avec celui qui resterait un ami par la suite, Stéphane Gompertz, y contribua aussi. Plus tard vinrent les rencontres de papier qui se transformèrent toutes avec le temps en belles rencontres vécues et me confirmèrent dans mes choix : Marcel Detienne, Pierre Grimal, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne et plus tardivement - je le regrette - Jacqueline de Romilly, Giulia Sissa.

 

L.V.D.C. : Comment vous êtes-vous mis au latin et au grec et comment avez-vous entretenu la flamme ?

A.C. : Pour « se mettre au latin ou au grec », comme vous dites, il faut des mots et des histoires, des lectures et des auteurs. Pour moi, trois « grands » occupent le podium sans conteste : Homère, Virgile et Ovide. J’ai eu l’occasion de traduire et adapter pour la jeunesse de larges extraits de l’Iliade et l’Odyssée, de l’Énéide, des Métamorphoses (Pocket Jeunesse, Hachette Jeunesse) : chaque fois que je me plonge dans ces textes, j’ai l’impression d’être emportée dans leur monde au point d’oublier tout ce qui m’entoure. De manière générale, j’aime procéder « à sauts et à gambades » comme disait si joliment Montaigne : un texte, un commentaire me poussent à aller vers un autre auteur, une autre analyse. Il faut dire qu’avec les ressources inépuisables d’internet, les pistes et les découvertes sont infinies. Depuis près de trente ans, l’expérience éditoriale est aussi venue « entretenir la flamme », comme vous dites. Elle s’est nourrie de recherches, travaux et ouvrages variés pour tous les publics : d’un Manuel de sagesse antique pour les amateurs de philosophie (Omnibus) à une mythologie sous forme d’interviews divins pour les plus jeunes (Complètement Mytho, Hachette Jeunesse) en passant par la traduction en latin de deux BD (Astérix vol. 33, Alix Senator vol. I) sans oublier de nombreux manuels de latin pour le collège (Magnard) et une récente anthologie sur les machines et robots dans l’Antiquité (Les Belles Lettres, collection Signets).

P.C. : Mon parcours fut plus déroutant. J’ai enseigné presque uniquement le français durant près de quinze années, travaillé et publié dans le champ de la dramaturgie avec des metteurs en scène comme Lavelli ou Sobel. Ainsi sur Molière, Ionesco, notamment, mais aussi sur la poésie contemporaine et sur René Char en particulier. Je fus ensuite sollicité par l’Inspection générale, pour prendre en hypokhâgne et en khâgne un poste profilé uniquement latin et grec, afin, me disait-on généreusement, de mettre au service des langues anciennes l’énergie que je prodiguais pour le théâtre et la poésie française. Ce fut un défi : je ne repartais pas de zéro mais presque. La traduction me sembla un des moyens les plus sûrs de me remettre en selle. J’ai alors avec Anne-Marie Ozanam commenté et traduit des textes magiques et des traités d’art militaire, aux éditions de la Délirante, traduit Sappho, des Anonymes latins et Paul le Silentiaire, ce furent aussi les Hymnes d’Orphée avec l’aide et une préface de Paul Veyne, avec Jean Yoyotte ce fut le Voyage en Égypte de Strabon, avec Arnaud Zucker, un ami de toujours et des compagnons astronomes, comme Jean-Pierre Brunet et Robert Nadal, ce fut Ératosthène, mythes et histoire des constellations. Puis, entre autres, Arrien, avec le Voyage en Inde d’Alexandre le Grand avec Fabrizia Baldissera, Ptolémée Le Tétrabible, et une édition et une traduction de Properce à l’Imprimerie nationale, Cynthia, Élégies amoureuses.

 

L.V.D.C. : Aujourd’hui vous publiez une nouvelle traduction commentée de L’Anabase, pourquoi ce choix ? Y a t-il une actualité à donner à lire ce texte aujourd’hui ? Une nécessité ?

A.C. & P.C. : Nous avions pris l’habitude tous les deux, liés par une profonde amitié, depuis une décennie, de travailler ensemble pour notamment créer des ressources didactiques. Quand l’aventure nous a été proposée, nous avons d’abord réfléchi, puis nous nous sommes pris au jeu : nous avons saisi cela, encore une fois, comme un défi à relever : faire entendre Xénophon aujourd’hui au grand public. Nous avons été stupéfaits en relisant l’incroyable aventure de cette armée de mercenaires qui reste jusqu’au bout viscéralement démocratique. Xénophon s’efforce en effet tout au long de la retraite des Dix Mille de maintenir constante la préoccupation de la cohésion et de la solidarité du groupe, ainsi que le respect des décisions prises par l’assemblée des soldats. Il va même jusqu’à faire condamner les soldats qui se rendent coupables de crimes de guerre. Nous avons aussi souhaité redonner toute sa force à un auteur souvent délaissé par la tradition scolaire. Avec, depuis un mois, le retour de la guerre et du tragique dans notre histoire européenne, l’agression insoutenable portée contre l’Ukraine, notre choix a pris une toute autre résonance. Donner à lire Xénophon, au plus près de ses mots, c’est faire percevoir certes le fracas des combats et leurs traînées sanglantes, mais aussi le courage et la résistance acharnés de dix-mille hommes face à une armée dix fois plus nombreuse qu’eux ; la perfidie et la cruauté des hommes, mais aussi leur bravoure et leur endurance, ainsi que leurs prouesses titanesques.

 

L.V.D.C. : Quels sont ses éléments de modernité ?

A.C. & P.C. : À (re)lire l’Anabase ou les Dix-Mille aujourd’hui, tout paraît moderne, tout est actuel : la gestion des armées, la question de la survie en milieu hostile, la défense de la liberté, de la dignité humaine : un Grec, même mercenaire, ne s’agenouille pas devant un roi ou un tyran. Et surtout, face à la renaissance des logiques impériales trop longtemps oubliées, l’idée qu’il faut absolument savoir anticiper l’avenir et que la guerre doit se préparer avant qu’elle n’ait lieu, et surtout pour qu’elle n’ait pas lieu. Quant à Xénophon, on peut dire qu’il est le premier reporter de guerre de l’histoire : au départ, il suivit l'armée de Cyrus sans y être général, ni capitaine ni même simple soldat, comme il le dit lui-même. Reconnu pour sa valeur, son charisme, et son autorité naturelle, il fut ensuite choisi par les Dix-Mille pour prendre le commandement en chef. On découvre la manière dont Xénophon lie l’art de la guerre au management des hommes : autant par des techniques connues afin d’entraîner ses hommes à lutter de manière organisée et efficace que par la mise en place de valeurs fortes à l’intérieur de la communauté des Dix-Mille. Xénophon est aussi le précurseur d’un genre, les mémoires de guerre, qu’illustreront plus tard Jules César et le général de Gaulle. Il y parle de lui à la troisième personne. Certes, ces chefs militaires n’échappent pas toujours à la tentation d’orienter leur récit, mais leur témoignage vécu reste irremplaçable et ancré dans la réalité.

 

L.V.D.C. : Votre édition est le fruit d’un travail collectif, pourriez-vous nous présenter les membres de votre équipée et la place que chacun a occupée ?

A.C. & P.C. : Nous privilégions tous les deux, pour nos travaux, le savoir partagé et le croisement des regards afin d’éclairer le plus finement possible le texte à traduire. Il faut dire que nous disposions déjà d’un apport essentiel pour notre travail : les différents aspects de l’aventure des Dix-Mille de Xénophon ont été excellemment étudiés par Vincent Azoulay dans ses travaux, par Pierre Briand Briant et ses équipes, ainsi que par Pierre Carlier et Olivier Battistini. Cela nous a grandement facilité la tâche. Nous avons assuré la traduction de l’intégralité du texte, pas à pas, en discutant chaque mot, avec le texte grec en permanence sous les yeux, et en pratiquant « le gueuloir » salutaire de Flaubert ; nous avons rédigé les « regards » qui accompagnent le texte ainsi que le répertoire exhaustif des noms de lieux et de personnes. Nous avons complété par des cartes demandées à Ivan Glita et Auriane Hernandez, l’un géographe, l’autre historienne. Il nous semblait indispensable que tout soit fait pour que le texte apparaisse dans sa limpidité originelle. Nous voulions nous éloigner d’autres traductions certes élégantes, mais qui renvoient toutes à une langue type soutenue et déjà codifiée, comme préexistante à la traduction même. Nous avons voulu faire sentir le rythme incisif de Xénophon.

Image : Carte de l'expedition des 10 000 avec régions antiques
Carte de l'expédition des Dix-Mille

Deux amis très proches ont apporté leur touche personnelle, Stéphane Gompertz, ambassadeur de France et bon connaisseur du Moyen Orient, avec une préface lucide forte sur l’actualité géopolitique du texte et Arnaud Zucker, professeur des Universités, avec un Portrait de Xénophon en oiseau rare, particulièrement décapant et juste.

 

L.V.D.C. : Classique de la guerre et de la stratégie, L’Anabase souffre cependant d’un certain nombre d’idées reçues, notamment sur son auteur, pourriez-vous nous aider à les identifier et à les pulvériser ? 

A.C. & P.C. : Dans notre enseignement, depuis de nombreuses années, on a le sentiment que Xénophon fait l’objet d’une discrète omerta. À l’époque de Xénophon, la démocratie athénienne est en crise ; y sont puissants les démagogues et les sycophantes (les délateurs). Sparte, qui l’emporte sur Athènes, incarne de son côté l’idéal d’une société aristocratique et celui aussi de la parité des citoyens entre eux : les Homoioi, les Semblables. Xénophon, disciple de Socrate, dont le cœur est athénien est un admirateur de Sparte et un aristocrate affirmé. Mais c’est tout sauf un traître. Il a souffert de cette façon d’étiqueter les auteurs selon leurs points de vue supposés. De même ce philospartiate est aussi un franc-tireur impénitent sur la question des Perses, ces ennemis héréditaires d’Athènes : ils ne sont pas nécessairement pour lui des barbares haïssables. Xénophon admire leur civilisation raffinée.

Lors de l’expédition des Dix-Mille, la distinction entre Grecs et Barbares est en effet bien plus souvent spatiale que culturelle ou même idéologique. Le terme de barbares n’a pas chez Xénophon de connotation péjorative. Comme le souligne Italo Calvino, ce dernier « a le grand mérite sur le plan moral de ne jamais idéaliser sa propre position. Il sait fort bien qu’il est à la tête d’une horde de prédateurs en terre étrangère et que bien souvent la raison n’est pas du côté des siens mais de celui des barbares envahis ».

Pendant l’expédition des Dix-Mille, Xénophon se montre bienveillant envers les hommes, respectueux envers les dieux, toujours soucieux d’appliquer les codes d’une armée grecque démocratique. Dans ce contexte historique, on comprend pourquoi Xénophon aux idées libres et fortes prendra volontiers la route après avoir consulté Socrate, son maître, sur sa décision. En 401 avant J.-C., il rejoint son ami Proxène auprès du jeune Cyrus, frère du grand roi de Perse Artaxerxès. Cyrus entend en effet ravir la couronne à son frère.

Ajoutons aussi : quand en 334 av. J.-C., Alexandre pénètre en Perse, ni les Macédoniens ni les Perses ne comprennent au départ qu’un monde finit et que commence le monde hellénistique. Xénophon, soldat humaniste, l’avait anticipé plus de soixante ans plus tôt grâce à sa vision personnelle née de son expérience concrète et de son courage.

 

L.V.D.C. : Pourquoi se disait-il de Xénophon qu’il était un auteur de second rang, élégant mais frivole ?

A.C. & P.C. : Dans la tradition universitaire française, il a pu sembler de bon ton de reléguer Xénophon au rang d’auteur secondaire : un historien sans la distinction de Thucydide, un philosophe sans la pénétration de Platon. Ce soldat philosophe est un étonnant écrivain d’action, pragmatique et talentueux, en un mot un homme semblable à son maître Socrate. Xénophon aurait pu dire, comme Nietzsche beaucoup plus tard : « J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne. J’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels ». De fait c’est un immense écrivain.

Les Anglo-Saxons ou les Italiens, entre autres, le reconnaissent volontiers ; par exemple, Italo Calvino lui rend hommage (Pourquoi lire les classiques, 1991) et l’historien et archéologue Valerio Manfredi a édité une version de l’Anabase accompagnée de commentaires très détaillés et précis sur les lieux, dont nous avons souvent repris les conclusions ; il a aussi avec humour imaginé une version romanesque de l’expédition dont il confie la narration à la supposée maîtresse de Xénophon (L’Armée perdue, 2009).

 

L.V.D.C. : Plus précisément sur la traduction, que restait-il à faire ? Comment avez-vous fait vivre la langue de Xénophon ? quelles sont ses caractéristiques ?

A.C. & P.C. : Traduire un auteur antique aujourd’hui suppose de lui conserver sa « patte », au plus près de ses mots et de ses tournures, ce qui suppose de le « dégraisser » des couches successives de traductions « ampoulées » (celles du XIXe siècle et du début du XXe), souvent très loin de l’original, pour le rendre accessible à un large public. Revenir au texte grec donc, s’en imprégner, lui rendre sa vitalité, donner du relief à ses dialogues et prises de parole (nombreuses) en adaptant le ton à chaque locuteur, du chef de corps au simple soldat, du général spartiate au prince perse, ce que Xénophon fait admirablement. La langue de Xénophon est simple, en apparence - c’est pourquoi on a longtemps cru bon de la réserver aux débutants en grec - , mais sa sobriété et sa rigueur s’accompagnent d’une grande souplesse dans le style et d’une grande précision dans le récit. Un modèle du genre. Nous avons essayé de lui trouver un équivalent en français, sans exclure les tournures dites « familières » quand celles-ci s’imposaient. À chaque instant - à chaque mot, dirions-nous -, nous avons confronté nos choix, nous les avons discutés, travaillés et retravaillés… Bref, une œuvre de passion et de patience !

 

L.V.D.C. : Il se dit d’un traducteur qu’il est toujours un traître, qu’avez-vous trahi ?

A.C. : Au-delà du cliché habituel traduttore, traditore, nous savons bien que rien ne remplace la lecture d’une œuvre dans sa langue originale ; nous espérons simplement avoir été le plus fidèle possible à Xénophon : après tout, la plus grande des fidélités n’est-elle pas de permettre à de nouveaux lecteurs de le découvrir, après plus de deux millénaires ? Cependant dans notre souci de faciliter la lecture au lecteur d’aujourd’hui, nous avons systématiquement introduit dans le texte, à côté des mesures ou des noms antiques, les mesures et les distances actuelles, ainsi que les équivalents des lieux d’aujourd’hui à chaque fois que cela était possible. D’aucuns peut-être trouveront que nous avons forcé le texte. Nous avons maintenu notre choix.

 

L.V.D.C. : Actuellement la guerre est (comme l’Antiquité) si loin et si proche : quelle page de l’Anabase conseilleriez-vous de lire pour nourrir notre réflexion ?

A.C. & P.C. : Beaucoup de pages de l’Anabase trouvent aujourd’hui un écho dans l’actualité immédiate de la guerre en Ukraine et de l’invasion de ce pays par un autocrate à l’armée cent fois plus importante. Nous choisirions le discours où Xénophon ranime le courage de ses troupes en exaltant la liberté tout en analysant la situation avec lucidité (livre III, 2, 13, p. 194 sq.) : « Le plus beau trophée qui vous reste, c’est la liberté dont vous jouissez dans les cités où vous êtes nés et où vous avez été élevés. Vous ne vous prosternez, en effet, devant aucun maître, mais seulement devant les dieux. […] Vous le savez, à la guerre, ce n’est ni le nombre ni la force qui détermine la victoire : ceux qui, avec l’aide des dieux, marchent à l’ennemi avec un cœur résolu ne rencontrent en général personne qui leur résiste. J’ai fait aussi cette constatation, compagnons : les hommes qui, dans les combats, cherchent à sauver leur vie à tout prix, meurent presque toujours d’une mort lamentable et honteuse ; tous ceux qui, au contraire, ont compris que la mort est le destin commun et inévitable de tous les hommes, tous ceux qui en conséquence luttent pour mourir avec honneur, ceux-là, je le vois, arrivent plus facilement à un âge avancé : tant qu’ils vivent, ils jouissent d’une existence plus heureuse. Ce sont ces vérités que nous devons garder à l’esprit dans la situation critique où nous sommes : nous devons être courageux, nous les premiers, et donner l’exemple aux autres. »

 

L.V.D.C. : Pour finir, votre carrière a été marquée de nombreux combats intellectuels : pourriez-vous nous faire bénéficier de votre expérience et partager avec nous quelques-unes de vos plus belles victoires ?

A.C. : La plus belle victoire pour un professeur, me semble-t-il, c’est d’éveiller la curiosité et les consciences. Un exemple personnel ? Pour les élèves d’hypokhâgne, j’avais instauré ce que j’appelais « la minute de la chouette » : un temps de « respiration » et de réflexion dans la semaine où chacun était invité à partager en temps limité (10 minutes) un document antique de son choix (texte et/ou image) en relation avec le monde moderne. C’était un grand moment de plaisir partagé dont nombre d’anciens élèves me parlent encore. Tout est affaire de transmission : de connaissances, bien sûr, mais aussi de passion - en l’occurrence celle des langues et cultures antiques de l’Europe - pour apporter sa pierre, aussi modeste soit-elle, au vaste édifice

A.C. & P.C. : Pour tous les deux, c’est retrouver, au fil du temps, des élèves ou des étudiants qui ont tiré profit de l’enseignement du latin et du grec que nous avons pu leur donner. Mais nous sommes encore dans une situation délicate à la suite de la décision du précédent gouvernement d’attribuer en 2015 les heures de latin et de grec à la carte, voire de les supprimer lorsque le contexte budgétaire est contraint : cette distribution aléatoire des heures est une étrangeté française que ne connaît aucun autre pays d’Europe. Même si les choses ce sont ces dernières années améliorées en France, nous ne saurons parler de vraie victoire avant le jour où des horaires effectifs et fléchés pour un apprentissage normal du latin et du grec et de leurs cultures seront établis partout. Le latin et le grec sont pour l’essentiel les deux matrices des langues européennes. Il est temps aujourd’hui que tout en reconnaissant l’apport évident d’autres langues au fil du temps ainsi qu’un long métissage du français, nous fassions le choix, comme l’ont fait la plupart des autres pays d’Europe, de donner à nos élèves une maîtrise lexicale et syntaxique solide de notre langue par une confrontation continue avec le latin et le grec. Ce serait bien là une victoire européenne.

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