Un jour, un mythe - La disparition des abeilles (Partie 2)

Texte :

Chaque jour, un nouveau mythe à dévorer dans votre calendrier de l'avent mythologique ! Retrouvez-les tous dans la Bibliothèque mythologique idéale ! Par Laure de Chantal

Vous connaissiez l’histoire d’Orphée & Eurydice, mais saviez-vous qu’elle avait aussi provoqué la disparition des abeilles ? (suite et fin)

À ces mots, le devin finit par darder, dans un violent effort, ses regards brûlants d’une lueur glauque, et, en grinçant fortement des dents, par ouvrir la bouche pour rendre cet oracle :
« C’est une divinité qui te poursuit de son ressentiment ; tu expies une faute grave : ce châtiment, c’est Orphée, si digne de compassion pour son malheur immérité, c’est Orphée qui l’appelle sur toi, à moins que les destins ne s’y opposent, et qui venge sévèrement la perte de son épouse. Oui, pour t’échapper, elle courait le long du fleuve ; la jeune femme ne vit pas devant ses pieds, dans l’herbe haute, un serpent d’eau monstrueux, habitant de ces rives, qui devait causer sa mort. Alors le chœur des Dryades, de même âge qu’elle, emplit de ses cris les sommets des montagnes ; on entendit pleurer les cimes du Rhodope, les hauteurs du Pangée et la terre de Rhésus chère à Mars, et les Gètes et l’Hèbre, et Orithye l’Actiade. Orphée, lui, cherchant sur sa lyre creuse une consolation à son amour douloureux, il te chantait, épouse chérie, il te chantait seul avec lui-même sur la rive solitaire, il te chantait, quand venait le jour, quand le jour s’éloignait.
Il pénétra même dans les gorges du Ténare, profonde entrée de Dis, et dans le bois enténébré de noire épouvante ; il aborda les Mânes, leur roi redoutable et ces cœurs qui ne savent pas s’adoucir aux prières des humains. Cependant émus par son chant, du fond des demeures de l’Érèbe, les ombres ténues et les fantômes des êtres privés de la lumière s’avançaient, aussi nombreux que les milliers d’oiseaux qui se cachent dans le feuillage, quand Vesper ou une pluie d’orage les chasse des montagnes ; des mères, des maris, des corps de héros magnanimes qui ont accompli leur vie, des enfants, des jeunes filles mortes avant le mariage, et des jeunes gens placés sur le bûcher sous les yeux de leurs parents ; autour d’eux un bourbier noir, les hideux roseaux du Cocyte, le marais odieux qui les tient prisonniers de ses ondes croupissantes, et le Styx qui les enferme neuf fois dans ses replis. Bien plus, la stupeur saisit même les demeures de la Mort, au plus profond du Tartare, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents azurés ; Cerbère, béant, fit taire ses trois gueules et la roue d’Ixion avec le vent qui la fait tourner s’arrêta.
Déjà, revenant sur ses pas, Orphée avait échappé à tous les hasards ; Eurydice lui était rendue et remontait vers les airs en marchant derrière lui (car Proserpine lui en avait fait une loi) quand un égarement soudain s’empara de l’imprudent amant, égarement bien pardonnable, si les Mânes savaient pardonner ! Il s’arrêta, et au moment où ils atteignaient déjà la lumière, oubliant tout, hélas ! et vaincu dans son cœur, il se retourna pour regarder Eurydice. Aussitôt s’évanouit le résultat de tous ses efforts, le pacte conclu avec le tyran cruel fut rompu, et trois fois un bruit éclatant monta des marais de l’Averne. Alors : « Quelle est, dit-elle, cette folie qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, Orphée ? Quelle folie ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que mes yeux se ferment, noyés dans le sommeil. Et maintenant, adieu ! je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends vers toi des mains impuissantes, hélas ! je ne suis plus à toi. » Elle dit, et hors de sa vue, soudain, comme une fumée se confond avec l’air impalpable, elle fuit du côté opposé ; en vain il s’évertuait à saisir les ombres, il voulait lui parler et lui parler encore : elle ne le vit plus, et le nocher d’Orchus ne permit plus qu’il repassât le marais qui les séparait. Que faire ? Où porter ses pas, après que son épouse lui avait été ravie deux fois ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes ? Quelles divinités invoquer ? Déjà Eurydice glacée voguait dans la barque stygienne.
Durant sept mois de suite, sept mois entiers, dit-on, au pied d’une roche aérienne, sur les bords du Strymon désert, il pleura et conta ses malheurs sous les antres glacés, charmant les tigres et entraînant les chênes par son chant. Telle, sous l’ombre d’un peuplier, Philomèle affligée déplore la perte de ses petits, qu’un impitoyable laboureur aux aguets a enlevés de leur nid quand ils n’avaient pas encore de plumes ; alors elle passe la nuit à pleurer, et posée sur une branche, elle recommence son chant lamentable et remplit tous les alentours de ses plaintes désespérées. Aucun amour, aucun hymen ne fléchirent son cœur ; seul à travers les glaces hyperboréennes, les neiges du Tanaïs et les champs que les frimas du Riphée ne quittent jamais, il allait, pleurant la perte d’Eurydice et l’inutile faveur de Dis. Cet hommage irrita les femmes du pays des Cicones ainsi dédaignées : au milieu des cérémonies sacrées et des orgies nocturnes en l’honneur de Bacchus, elles déchirèrent le jeune homme et dispersèrent les lambeaux de son corps dans la vaste étendue des campagnes. Alors même que sa tête arrachée de son cou marmoréen roulait au milieu des tourbillons, emportée par l’Hèbre Œagrien, d’elle-même sa langue glacée appelait encore Eurydice : « Ah ! malheureuse Eurydice ! » appelait-il encore, expirant ; « Eurydice ! répétait, tout le long du fleuve, l’écho de ses rives. »
Ainsi parla Protée ; puis il se jeta d’un bond dans la mer profonde, et, à l’endroit où il plongea, il fit sous sa tête tournoyer des remous écumants. Mais Cyréné ne s’éloigna pas ; au contraire, s’adressant à son fils tremblant, elle lui dit : « Mon fils, tu peux bannir de ton cœur les soucis qui l’attristent. Voilà toute la cause de la maladie ; voilà pourquoi les Nymphes, avec qui Eurydice menait les chœurs de danse dans les profondeurs des bois sacrés, ont infligé à tes abeilles une fin lamentable. Va, en suppliant, leur porter des offrandes et demander grâce ; adore les Napées pour les rendre indulgentes ; elles accorderont leur pardon à tes prières et relâcheront leur courroux. Mais je vais d’abord te dire point par point la manière de les invoquer. Choisis quatre taureaux remarquables, d’une forme parfaite, parmi ceux que tu fais paître à présent sur les sommets du Lycée verdoyant, et autant de génisses dont la nuque n’ait pas encore été touchée par le joug ; pour ces victimes dresse quatre autels devant les hauts sanctuaires des déesses, fais couler de leurs gorges un sang consacré, et abandonne leurs cadavres tels quels sous les frondaisons du bois. Puis, quand la neuvième aurore se sera levée, tu offriras en expiation aux mânes d’Orphée des pavots du Léthé ; pour apaiser Eurydice, tu l’honoreras en lui sacrifiant une génisse ; enfin tu immoleras une brebis noire et tu retourneras au bois sacré. »
Point de retard ; sur-le-champ, il exécute les prescriptions de sa mère ; il se rend aux sanctuaires, dresse les autels prescrits, y conduit quatre taureaux remarquables, d’une forme parfaite, et autant de génisses dont la nuque n’a pas encore été touchée par le joug. Puis, au lever de la neuvième aurore, il offre à Orphée les présents expiatoires et retourne au bois sacré. Alors, prodige soudain et merveilleux à dire, on voit à travers les chairs liquéfiées des bœufs, des abeilles grouiller dans tout leur ventre en bourdonnant et s’échapper en nuées immenses et affluer en masse au sommet d’un arbre dont elles font ployer les branches en y suspendant leur grappe.
Voilà ce que je chantais sur la culture des champs, l’élevage du bétail et sur les arbres, tandis que le grand César lançait contre l’Euphrate profond les foudres de la guerre, et que, victorieux, il imposait ses lois aux peuples consentants et se frayait un chemin vers l’Olympe. À cette époque la douce Parthénope me nourrissait, moi Virgile, tout heureux de me livrer sans contrainte à mes goûts dans une inglorieuse retraite, moi qui ai joué des airs bucoliques, et qui, avec l’audace de la jeunesse, t’ai chanté, ô Tityre, sous le couvert d’un large hêtre.

Virgile, Géorgiques, IV.

Dans la même chronique

Dernières chroniques