Retour vers le futur - Rêve d’Anchise dans la citadelle de verre

Texte :

Quest-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens lavenir avait-il dans lAntiquité ? Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

À quoi rêvent les hommes dans les nuits antiques ? Vers quelles prémonitions nous emmènent la galerie de leurs rêves ?

Peu avant l’aube, à la fin d’une nuit troyenne, à l’heure où même les loups dorment et les lions dans les montagnes, Anchise, prince et berger, fit un rêve. C’était la toute première fois de sa vie qu’il rêvait, et d’abord il ne sut pas que c’était un rêve. Il dormait dans une grande chambre, près des remparts de la citadelle. Laomédon n’avait pas encore construit son immense muraille, et par la porte laissée ouverte, l’odeur de la plaine entrait dans la chambre. Au-dessus du Scamandre, au-dessus du Simoïs, Troie était un poing brandi plutôt que fermé. La chambre était grande et vide, Anchise dormait seul, il y avait tapissant le lit et les murs des fourrures de loups, de lions et d’autres bêtes sauvages qu’il tuait le jour dans les forêts. Chaque matin, il menait les troupeaux et chaque soir, quand il rentrait dans la chambre sans parfum, il s’allongeait, il s’endormait dans l’odeur de plaine et l’odeur de montagne, sans penser qu’il y eût autre chose. Il oubliait les noms des hommes, il oubliait les noms des femmes, il ne savait pas comment cela se faisait qu’il ne fût pas roi, puisqu’il était prince.

Anchise avait vingt ans. Les jeunes gens de son âge couraient, se battaient, et caracolaient devant les Troyennes aux chevilles déliées. C’étaient des garçons joyeux, et Troie était une ville joyeuse où l’on imaginait beaucoup de choses qui arriveraient dans le cours de la vie, dans la vie des enfants et des minuscules petits-enfants indistincts à l’horizon, c’était une cité d’imagination et d’images. Il y avait sur les remparts des perspectives et des vues qu’on désignait d’un grand geste. Chacun avait sa manière de s’y tenir — l’un sur les coudes et le menton en avant comme s’il guettait le poisson dans l’eau, l’autre tout droit avec un bel air de figure de proue fraîchement repeinte, et le fils de l’un ou de l’autre qui prenait les manières de son père, et celle qui montait sur les murailles, passait entre les guetteurs et posait sur la Troade ses yeux très loin, ses yeux dompteurs de chevaux.

Anchise ne plaisantait pas et d’ailleurs il n’imaginait rien. La vie était très simple, et il ne rêvait pas.

Bien sûr c’est au pire instant que vient l’aube, c’est au plus grand danger, la nuit se retourne et l’on croit qu’on est quitte, qu’elle va ramasser ses étoiles et ses clartés de lune, fair-play, incognito…

 

Image :

Statues de sel, Natalia Gontcharova

Il rêva que l’heure depuis longtemps était passée de mener les troupeaux dans les pâturages. La prairie était pleine de fleurs et il n’y était pas. Les lions et les loups fondaient sur les troupeaux. Aujourd’hui, d’autres pourchassaient les bêtes sauvages, et la musique des bergers n’était pas la sienne, pas la sienne, pas la sienne… le soleil avait une drôle d’allure, un peu comme si on avait découpé les rayons et qu’on les avait collés un peu partout. Le soleil aussi, pensait Anchise, était une fourrure qui tapissait le lit et les murs… avait-il tué le soleil ? avait-il chassé le soleil ? C’était la première qu’Anchise pensait une chose pareille. Il chercha et trouva d’autres pensées, bien ordonnées et luisantes. On avait dû conduire son troupeau à sa place, et c’était une idée désagréable. Mais il pouvait prendre un cheval et se précipiter dans la plaine. Sûrement on avait besoin de lui. Le plus tôt serait le mieux.

Il se leva, il traversa la cour déserte. Les femmes étaient dans leurs étages brillants, aux portes bien ajustées, elles faisaient leurs gestes de femmes et de chaque jour. Elles n’entendirent pas. Il entra dans l’écurie. Les chevaux respiraient doucement, comme s’ils étaient en verre. Il ne les approcha pas. Il comprenait que toutes les choses autour de lui étaient devenues fragiles. Il les voyait comme s’il avait vécu des milliers et des milliers d’années, comme s’il allait vivre encore autant de milliers d’années et que son regard les traversait. Les animaux, les gestes des femmes, et la citadelle, tout ne tenait qu’à un souffle, tout ne tenait qu’à un souvenir. Troie était une ville de verre.

« Il y a quelqu’un ? » demanda quelqu’un.

Cette voix-là n’était pas en verre. Anchise se retourna.

Elle se tenait dans l’encoignure de la porte, avec ses gestes de crainte et de douceur. D’abord elle n’avança pas, et Anchise la regardait simplement se tenir. Elle était vêtue à la manière des filles de Phrygie, d’une grande étoffe brillante qui craquait comme une étincelle. Sa ceinture fine, aux nœuds compliqués, se fermait sur une taille tournée par le potier sur son tour. Elle avait des bras blancs où brillaient des bijoux et des liens de couleur, des cheveux descendant sur la nuque, à peine retenus dans les fils des diadèmes, et l’ombre touchant son visage semblait lui fermer les yeux pour qu’on l’imaginât dormir. Puis elle releva ses yeux et Anchise vit son regard.

Il rêva qu’il regardait ce regard et il rêva aussi que ce regard tout comme la voix n’était pas un regard de verre. C’était un regard si doux, un regard de chair et de sang, et il lui disait que rien n’allait jamais disparaître, que chaque chose, chaque geste était pour toujours.

Anchise se mit à genoux devant ce regard. Il dit :

« Tu dois être une déesse ou une nymphe de l’Ida. Je ne connais pas ton nom, j’ignore où tu es née, qui sont ton père et ta mère et je ne sais pas non plus comment on t’honore. Mais je te construirai un temple et si tu me dis ton nom, je le ferai écrire dessus. En échange, je ne voudrais rien de déraisonnable. Je veux vivre une longue vie, une vie heureuse, glorieuse, une belle descendance, et je ne veux pas mourir seul ».

Il attendit. Il se disait : « je ne relèverai pas les yeux avant qu’elle m’ait répondu ». Mais elle ne répondait pas.

Il lui glissa un regard par en-dessous. Ce n’était pas tout à fait tricher.

Elle avait l’air de sourire, vers les commissures, et puis elle avait aussi un air d’entourloupe, surtout le long de la joue droite qui était en forme d’île orientale.

À nouveau, elle demanda :

« Il y a quelqu’un ? »

« Je suis là », répondit Anchise, qui n’en savait plus rien.

Il se releva. Elle était plus petite qu’il ne l’avait vue d’abord. Et la crainte était de son côté : elle faisait toujours ses gestes d’oiseau, comme celle qui ne sait pas où se poser.

« Tu te trompes, dit-elle. Je ne suis pas une déesse, tais-toi, tu vas me porter malheur avec tes paroles trop grandes pour moi ! Je ne suis même pas une nymphe de fontaine. Mon père et ma mère, ce sont le roi et la reine de Phrygie, et moi, je suis née en Phrygie, j’ai grandi parmi les filles phrygiennes et j’ai dansé leurs danses. Hier, un être invisible m’a enlevée au cercle des danseuses. Hermès m’a pris dans ses bras et nous avons volé toute la nuit au-dessus de la terre et de la mer. Je crois qu’il volait très lentement pour un dieu, parce qu’il ne voulait pas me décoiffer. Au matin, Hermès m’a déposée là, dans une forêt que j’ignore, et il m’a dit que j’avais été transportée par la volonté de Zeus dans ce pays, qui s’appelle la Troade, pour épouser un prince qui s’appelle Anchise. »

Le prince Anchise sentit une drôle de chose dans son cœur et il découvrit qu’il n’était pas insensible à l’imagination.

« J’ai marché jusqu’à trouver cette citadelle. Je suis entrée mais je n’ai vu ni gardes, ni habitants. J’ai traversé la cour déserte et je suis arrivée ici. Tu es le premier homme que j’ai vu. Ce doit être toi, Anchise, le prince. Et moi, maintenant, je suis ta femme. »

Et elle parlait de sa famille à elle, de sa famille à lui, de ce qu’elle saurait filer la laine, et de l’inquiétude de ses parents qui ne savaient pas où elle était, et des cadeaux somptueux qu’ils enverraient quand ils apprendraient son mariage. Et Anchise n’entendait rien. Il la regardait sans mot dire, tout droit, d’un trait, et en trois enjambées il fut près d’elle.

« Si tu n’es ni un déesse, ni une nymphe, mais une jeune fille humaine et mortelle, la fille du roi et de la reine de Phrygie, si Hermès t’a enlevée à tes parents pour te conduire jusqu’à moi, alors ni homme ni dieu ni quoi que ce soit sur cette terre ne m’empêchera de faire l’amour avec toi sur-le-champ — pas même Apollon déversant sur moi tout son carquois de flèches d’or. Si je monte sur ton lit, toi, la jeune fille aux airs de déesse, je veux bien descendre chez Hadès… pas avant ! »

Il lui prit le poignet — c’était un poignet fin comme il n’en avait jamais tenu, et la jeune fille à l’extrémité du poignet le suivit jusque dans sa chambre, dans les fourrures des lions et des loups. Elle baissait les yeux, elle rougissait, et de loin en loin il avait pourtant le sentiment qu’elle regardait chacun de ces gestes, et comme il ne savait pas dénouer les nœuds compliqués, les grands colliers immobiles sur ses épaules. Puis elle releva ses yeux, tout droit, d’un trait.

Au tout dernier instant avant l’aube, Anchise rêva que l’heure venait où le bouvier rentre les bœufs et chaque berger son troupeau, les champs pleins de fleurs se referment pour la nuit et toute forme change. Aussi elle s’était métamorphosée. Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle se tenait à côté du lit. Elle n’avait plus ses gestes de crainte et de douceur, elle n’était même plus petite ; au contraire, sa tête touchait les poutres et lorsqu’elle baissait le regard c’est sur lui qu’il tombait. Son visage brillait et tout son corps. La métamorphose d’Aphrodite plongea Anchise dans la terreur.

« Je t’en supplie, déesse, tu sais que je n’aurais jamais osé, si tu ne m’avais pas menti. Je sais que les hommes qui approchent trop les déesses n’ont plus qu’une demi-vie, sans force, sans amour… »

Elle n’était plus comme un oiseau. Elle était comme la Cythérée à la belle couronne, comme Cypris toute d’or, comme la déesse de Paphos parfumée, comme celle qui aime les sourires. Elle sourit.

« Au revoir, Anchise. N’aie crainte, tu vivras une longue et belle vie. Bientôt je t’enverrai notre fils. Tu l’appelleras Énée et tu ne diras jamais qui est sa mère. Sinon, je te tuerai. Zeus m’a envoyée à toi pour se jouer de moi, pour m’humilier parce que je le piège toujours, que je rends tous les dieux amoureux des mortels, et les lions des loups. Et les choses se passent ainsi parce que cela me plaît, mais Zeus a dit, on ne fait pas un monde avec des métamorphoses. Il faudra bien qu’un jour les êtres se décident à être ce qu’ils sont. Maintenant que je suis bien humiliée, qu’il est tout à fait assuré que je n’échappe pas à mon propre pouvoir, alors, je vais franchir cette porte et je m’envolerai jusqu’à mes îles orientales et plus jamais je ne laisserai les dieux et les déesses devenir amoureux des humains et des humaines. Et vous resterez seuls, toi et tous ceux qui comme toi sont mortels, dans votre monde de verre, fragiles, fragiles… Vous vous plaindrez d’abord, mais vous aurez ce que nous n’aurons jamais : vous finirez par comprendre ce que c’est que la nostalgie. Et nous, nous resterons sur l’Olympe, dans nos sanctuaires, dans nos montagnes. Nous règnerons, mais l’imagination sera vôtre ».

Anchise pleurait, sans y prendre garde.

« Au revoir », dit encore Aphrodite.

Anchise s’éveilla dans l’odeur du feu.

Il était vieux maintenant, et c’était la dernière fois qu’un homme se réveillait à Troie. Dehors les Achéens sortis du ventre du cheval allumaient par toute la ville des flammes dont l’odeur est familière. Ils tournaient de toutes parts leurs visages de bronze, et ils tuaient les vaincus.

Soudain tous les Troyens voyaient que leur ville est faite de verre, et que leurs mains sont des mains de verre. Et ils se cassaient en mille et mille bris, avec leurs armes, leurs tours et leurs paysages.

Énée avait du sang sur le front. Ses yeux étaient pleins de foudre, il ne voyait pas ni le verre ni le bronze, et il disait : « Maintenant, le seul salut est de n’en espérer aucun ».

Pourtant, l’instant d’après, il disait aussi : « Partons, ô mon père. Je te porterai, ô mon père, mais partons maintenant ».

« Non, dit Anchise, je reste. Je suis de verre moi aussi. Je reste dans la citadelle de verre, avec ma mémoire de verre ».

Alors Zeus envoya un signe pour qu’Anchise accepte de partir. Énée le prit sur ses épaules. Il laissa sa femme de verre se perdre dans la citadelle, mais il prit son fils par la main.

Anchise ne s’était jamais appuyé au rempart, il n’était jamais resté à regarder la Troade et au-delà.

Il avait mis de longues années, il avait mis presque toute une vie d’homme et enfin, il comprenait ce que c’était que la nostalgie.

Un soleil de verre en fusion se levait pour les hommes et les femmes vivant sur la terre aux larges routes. Il faudrait apprendre à vivre seuls. Il faudrait apprendre, désormais, les gestes des souffleurs de verre.

Sources :

Homère. Hymnes, éd. et trad. Jules Humbert, Paris, Les Belles Lettres, réédition de 2018 (1re édition 1936).

Virgile, Énéide, tome 1 : chants I-IV, éd. et trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2018.

Jenny Strauss Clay, The Politics of Olympus. Form and Meaning in the Major Homeric Hymns, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1989.

Joël Thomas, Les Structures de lImaginaire dans l’Énéide, Paris, Les Belles Lettres, 1981.

Natalia Gontcharova, Statues de sel, 1908 (Nouvelle Galerie Tretiakov, Moscou).

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