Les sphyrènes d'Alexandrie - Vrai ou faux ? (1)

Média :
Image :
Texte :

Quel est le point commun entre la pièce de Plaute intitulée Le Radin ; la M. Tullii Ciceronis Consolatio publiée à Bologne par Carlo Sigonio en 1583 ; un tableau acheté dans les années 1940 par Hermann Goering, intitulé Le Christ et la parabole de la femme adultère et attribué à Vermeer ? Aucun, pour certains. Pour d’autres, à l’œil plus avisé, ces spécimens appartiennent tous à la catégorie du faux

La fabrique de faux passeports, faux documents, fausses œuvres d’art, fausses reliques, est aussi vieille que l’humanité. Dès l’Antiquité se mêlait au corpus des auteurs les plus fameux des pièces douteuses. Certains bons esprits pouvaient reconnaître une fausse pièce de Plaute d’une authentique pièce de Plaute. Aulu-Gelle, dans ses Nuits attiques (III, 3, 6) mentionne un jugement averti à propos de cet auteur :

Comme je lisais à notre cher Favorinus la Nervolaria de Plaute que l’on range parmi les douteuses, entendant le vers que voici de cette comédie : « Scrattae, scrupipedae, stritiuillae, sordidae (putains, éclopées, sales, épilées) », celui-ci, charmé par l’archaïsme plaisant des mots indiquant les vices et les hideurs des courtisanes, s’écria : « Ce vers à lui seul, ma foi, peut garantir que cette pièce est de Plaute. » 

Cette manie, apparemment consubstantielle à l’être humain, que de faire des fausses pièces de Plaute comme un truand massilien du faux pastis, je vous le demande : d’où vient-elle ? Indice : dans l’Antiquité, comme dans les lycées de la III République, il était d’usage de donner aux futurs rhéteurs des exercices stylistiques, par exemple : Écrivez une pièce façon Plaute sur l’avarice. Certains élèves étaient très doués, au point que l’on ne peut plus, aujourd’hui, distinguer leur pastiche de l’original. Ajoutez l’insouciance légendaire des souris antiques et médiévales, s’attaquant indifféremment aux manuscrits originaux et aux manuscrits des pastiches… Bref, certains pastiches furent conservés, et certains originaux non. Ce qui donne par exemple La Folie des grandeurs, un manuscrit controversé, attribué parfois à Plaute, parfois à Molière, parfois à Victor Hugo (et parfois à Michel Polnareff, mais nous ne nous songeons pas à nous prononcer là-dessus).

Ce hors-d’œuvre va nous permettre d’aborder, par un subtil et insensible mouvement anagogique, un cas plus épineux, celui de l’Histoire Auguste. Flavius Vopiscus, l’un des six prétendus auteurs de cette saga, car en fait, il n’y en eut qu’un seul, et tardif (du IVe siècle), va jusqu’à indiquer la cote d’un livre prétendument consulté dans la bibliothèque Ulpienne (Histoire Auguste. Tacitus VIII, 1-2) :

Et pour que personne n’aille croire que j’ai fait inconsidérément confiance à quelque historien grec ou latin, il y a dans la Bibliothèque Ulpienne, dans la sixième armoire, un livre d’ivoire dans lequel est transcrit tout au long ce sénatus-consulte, signé au bas par Tacite en personne de sa propre main. Longtemps en effet, les sénatus-consultes qui concernaient les princes furent enregistrés dans des livres d’ivoire. 

Dans son édition Budé, François Paschoud, commentant ce passage, écrit (p. 276) : « [Vopiscus] allègue un document censé confirmer les nombreuses sources grecques et latines qu’il prétend avoir consultées. Inutile de dire que cet étalage de précautions érudites n’est que poudre aux yeux. » Il faut dire que Vopiscus, dans un autre passage de l’Histoire Auguste (Probus, VII, 1), affirme candidement à propos du même document : « … pour ma part, je n’ai pas retrouvé le sénatus-consulte en question ». Un menteur doit avoir une bonne mémoire disait ma grand-mère.

Mais, me direz-vous, et cette Consolation de Cicéron, dont l’édition critique se fait toujours attendre dans la Collection des universités de France ? Eh bien, elle risque d’attendre encore quelques siècles. L’ouvrage existe bel et bien : cet OVNI bibliographique figure au catalogue de la bibliothèque marcienne sous le numéro d’inventaire ANT 2947. On trouvera même un fac-simile de sa page de titre dans le livre d’Anthony Grafton, Faussaires et critiques (tr. Marielle Carlier, Paris, les Belles Lettres, 2004², p. 56). Mais Carlo Sigonio, son « éditeur » (notez les guillemets), amplifia à partir de quelques rares fragments connus ce texte écrit par Cicéron à la mort de sa fille Tullia. Sigonio, il faut le dire, avait commis l’erreur de trop vouloir démonter l’authenticité de son écrit à mesure qu’il l’écrivait, en plus de celui d’avoir introduit des italianismes quelque peu anachroniques. À défaut, et en attendant la suite de cette chronique forgée de toutes pièces dans le scriptorium de Cléo, on peut lire la dissertation d’Evan T. Sage, The Pseudo-Ciceronian Consolatio paru aux Presses universitaires de Chicago en 1910.  

PS : Vous avez acheté récemment sur Le Bon coin un tableau intitulé Jésus et les docteurs et signé de Vermeer ? Sachez que c’est un faux réalisé par un génie nommé Henricus Van Megeren. Mais, normalement, cet authentique faux est en sûreté. Vous avez donc très certainement acquis la copie d’un faux authentique.    

Bibliographie

Aulu-Gelle, Nuits attiques. Livres I-IV ; éd. et trad. René Marache, Paris, les Belles Lettres, 1967, 2002. (CUF).

Histoire Auguste. Tome V, 1, Vies d'Aurélien, Tacite ; éd. et trad. François Paschoud, Paris, les Belles Lettres, 1996. (CUF).

Histoire Auguste. Tome V, 2, Vies de Probus, Firmus, Saturnin, Proculus et Bonose, Carus, Numérien et Carin ; éd. et trad. François Paschoud, Paris, les Belles Lettres, 2001. (CUF).

Sage (Evan T.), The Pseudo-Ciceronian Consolatio. A Dissertation, Chicago, University Press, 1910.

Grafton (Anthony), Faussaires et critiques : créativité et duplicité chez les érudits occidentaux, trad. Marielle Carlier, Paris, Les Belles Lettres, 2e tirage 2004. (Histoire ; 23).