Les petits plaisirs d'un grand homme, l'empereur Auguste, selon Suétone

5 août 2020
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Suétone, Vies des douze Césars, traduction de Guillaume Flamerie de Lachapelle, 76 à 85

            76. Pour ce qui regarde son alimentation (cela dit afin de ne pas omettre même ce genre de détails), il avait des goûts très frugaux et presque communs. Il était surtout friand de pain grossier, de petits poissons, de fromage de vache pressé à la main et de ces figues fraîches produites deux fois par an ; il se nourrissait même avant un dîner, n’importe quand, n’importe où, du moment que son estomac l’avait exigé. Voici les mots qu’il employa lui-même dans une de ses lettres : « Nous avons fait[1] en voiture un goûter de pain et de dattes ». [2] Et dans une autre : « Pendant que je rentrais chez moi en voiture de la Regia[2], j’ai mangé une once de pain avec quelques grains d’un raisin à la chair ferme ». Et encore : « Même un Juif, mon cher Tibère, n’observe pas pendant le sabbat le jeûne aussi scrupuleusement que moi je l’ai observé aujourd’hui[3] : c’est seulement au bain, après la première heure de la nuit, que j’ai avalé deux bouchées, avant de commencer à être frictionné ». À cause de ce manque de régularité, il dînait parfois tout seul, avant le début ou après la fin d’un banquet, sans toucher à aucun plat pendant ledit banquet.

            77. Pour le vin aussi il était naturellement très sobre. Cornelius Nepos rapporte qu’il ne buvait généralement pas plus de trois fois par repas quand il campait devant Modène. Par la suite, quand il se régalait vraiment beaucoup, il ne dépassait pas six sextants[4], ou, s’il les dépassait, il vomissait. Il faisait particulièrement ses délices du vin de Rhétie ; il lui arriva rarement de boire la journée. En guise de boisson, il prenait du pain trempé d’eau fraîche, une tranche de concombre, un pied de jeune laitue ou bien un fruit, frais ou sec, qui avait un goût de vin assez prononcé.

            78. Après le déjeuner, il faisait un petit somme, en gardant les vêtements et les souliers qu’il portait alors, sans recouvrir ses pieds et en se posant la main sur les yeux. Après le dîner, il se retirait dans une petite litière où il pouvait veiller ; il y restait fort tard dans la nuit, jusqu’à ce qu’il finisse le reste de ses tâches quotidiennes, complètement ou en majeure partie. Il allait alors dans son lit et ne dormait que sept heures tout au plus, et encore ne s’agissait-il pas de sept heures d’affilée, car il se réveillait au contraire trois ou quatre fois dans cet intervalle. [2] S’il ne pouvait retrouver le sommeil après une interruption, comme cela arriva, il faisait venir des lecteurs ou des conteurs, se rendormait et prolongeait son somme souvent après l’aurore. Quand il était dans le noir, il ne veilla jamais sans avoir quelqu’un assis à ses côtés. Se lever de bonne heure le rebutait ; s’il devait se lever particulièrement tôt pour rendre une visite de courtoisie ou pour accomplir un rite religieux, afin de s’épargner ce désagrément, il couchait à proximité du lieu en question, dans une chambre prêtée par un ami. Mais même dans ces conditions, il manquait souvent de sommeil, et pendant qu’on le transportait à travers les quartiers de la ville, quand on devait poser sa litière à cause d’un retard quelconque, il dormait profondément.

            79. Il était d’une beauté remarquable, dont les attraits demeurèrent parfaitement intacts à tous les âges de sa vie ; pourtant, il était indifférent à toute forme de recherche dans sa mise, et si peu attentif à l’arrangement de sa chevelure qu’il s’en remettait précipitamment à plusieurs coiffeurs à la fois, qu’il faisait tantôt tondre, tantôt raser sa barbe, et qu’en plein pendant cette opération il lisait ou même écrivait. Il avait une mine si paisible et sereine, aussi bien quand il prenait part à une conversation que lorsqu’il se taisait, qu’un personnage important des Gaules avoua à ses compatriotes que c’est pour cela qu’il avait flanché et n’avait pu exécuter son plan – celui-ci consistait, après s’être fait admettre auprès de lui sous prétexte d’un entretien pendant sa traversée des Alpes, à le pousser dans l’abîme. [2] Il avait des yeux clairs et brillants : il se plaisait même à faire croire qu’il y avait en eux une sorte de vigueur divine, et il se réjouissait si quelqu’un qu’il regardait assez fixement baissait la tête, comme devant l’éclat du soleil ; mais dans la vieillesse, il vit moins bien de l’œil gauche ; ses dents étaient écartées, petites et gâtées ; ses cheveux, légèrement bouclés et tirant sur le blond ; ses sourcils se rejoignaient ; ses oreilles étaient de taille moyenne ; son nez s’élargissait à la base et se recourbait au bout[5] ; son teint était entre le brun et le blanc ; il était de petite taille (Julius Marathus, son affranchi et archiviste, rapporte pourtant qu’il mesurait cinq pieds et neuf pouces[6]), mais son corps harmonieux et bien proportionné le cachait, de sorte qu’on ne pouvait s’en rendre compte qu’en le comparant avec quelqu’un de plus grand se tenant à côté de lui.

            80. On rapporte que son corps était couvert de taches, et qu’étaient disséminées sur sa poitrine et sur son ventre des marques de naissance, qui évoquaient, par leur forme, par leur disposition et par leur nombre, la constellation de l’Ourse céleste, mais aussi des callosités, qui par suite de ses démangeaisons et de son usage répété et brutal d’un racloir, avaient pris en plusieurs endroits la forme de plaques d’eczéma. Sa hanche, sa cuisse et sa jambe gauches n’étaient pas tout à fait valides, au point même qu’il boitait souvent ; mais il les consolidait au moyen de bandages et d’attelles. Il sentait parfois aussi que l’index de sa main droite était si faible que sous l’effet du froid qui l’engourdissait et le paralysait, il devait l’entourer d’un anneau de corne pour écrire, et même alors il avait de la peine à le faire. Il eut aussi à se plaindre de sa vessie, qui lui causait des douleurs dont il n’était soulagé qu’après avoir évacué des calculs dans son urine.

            81. Il souffrit de plusieurs maladies graves et dangereuses tout au cours de sa vie, en particulier après avoir soumis les Cantabres : à ce moment, réduit même au désespoir par des écoulements dus à un dérèglement du foie, il fut contraint de suivre un traitement à l’efficacité douteuse : celui des contraires[7] ; devant l’inefficacité des fomentations chaudes, il dut se soigner avec des froides, sur prescription d’Antonius Musa. [2] Il souffrait aussi de certaines maladies annuelles, qui revenaient à des moments fixes ; par exemple, la plupart du temps, il était plongé autour de l’anniversaire de sa naissance dans un état de langueur ; en outre, au début du printemps, il était victime d’une inflammation des intestins, et par ailleurs de coryza à cause des vents du midi. Aussi avait-il du mal à supporter, avec sa constitution affaiblie, les temps froids ou chauds.

            82. L’hiver, il se protégeait au moyen de quatre tuniques portées sous une toge épaisse, d’un maillot de corps, d’un gilet en laine et de bandes enroulées autour des cuisses et des tibias ; l’été, il couchait les portes de sa chambre ouvertes, et souvent sous le péristyle, près d’une fontaine, ou même avec un esclave qui l’éventait. Au demeurant, il ne pouvait supporter le soleil, fût-ce celui d’hiver, et même chez lui, il ne se déplaçait en plein air que coiffé d’un pétase[8]. Il voyageait en litière, le plus souvent la nuit, par petites étapes, qu’il effectuait lentement, au point de mettre deux jours pour rallier Préneste ou Tibur ; et s’il pouvait parvenir à un endroit par mer, il privilégiait le bateau. [2] Cette santé si fragile, il la préservait en usant de beaucoup de soins, et avant tout en se baignant rarement ; car le plus souvent, il se faisait frictionner, ou bien il transpirait à côté d’un feu, après quoi on le douchait avec de l’eau tiède ou réchauffée par une longue exposition au soleil. Mais chaque fois que, pour soigner ses muscles, il avait besoin de prendre des bains de mer, ou les eaux chaudes d’Albula, il se contentait de s’asseoir sur une chaise en bois, qu’il qualifiait lui-même, en usant un mot hispanique, de dureta, et de plonger alternativement dans l’eau ses mains et ses pieds.

            83. Il renonça aux exercices impliquant chevaux et armes sur le Champ de Mars aussitôt après les guerres civiles, en se tournant d’abord vers des jeux de balle et de ballon, mais rapidement il se limitait à des promenades en litière ou à pied, en faisant la fin du trajet à la course et à petits bonds, enveloppé dans un pardessus ou une petite couverture. Pour se détendre, tantôt il pêchait à la ligne, tantôt il jouait aux dés, aux osselets ou aux noix, avec des petits enfants qu’il faisait venir de tous les coins du monde – il y avait surtout des Maures et des Syriens – du moment qu’ils étaient d’un extérieur et d’un babil attrayants. Car les nains, les êtres contrefaits et tous ceux qui souffraient d’une tare du même genre le révulsaient comme autant de mauvais tours joués par la nature et d’annonciateurs de malheurs.

            84. Il étudia l’éloquence et les arts libéraux dès son plus jeune âge, avec de l’ardeur et beaucoup d’application. Pendant la guerre de Modène, au milieu de toute la masse des tâches à accomplir, il lisait, écrivait et déclamait chaque jour, à ce qu’on raconte. De fait, par la suite, il ne s’exprima jamais devant le Sénat, devant le peuple ni devant les soldats sans avoir médité et construit son discours, bien qu’il ne fût pas dépourvu du talent d’improviser dans les situations imprévues. [2] Pour ne pas courir le risque d’un trou de mémoire ni perdre du temps à apprendre par cœur[9], il prit l’habitude de lire toutes ses interventions. Même ses conversations en tête à tête, et y compris celles qu’il avait avec son épouse Livie, du moment qu’elles étaient de quelque importance, il ne les menait qu’à partir de notes qu’il avait consignées sur un carnet, afin de ne pas en dire trop ou trop peu suivant l’inspiration du moment. Il parlait avec un timbre de voix doux et assez caractéristique, et suivait assidûment les leçons d’un professeur de diction[10] ; mais parfois, victime de maux de gorge, il harangua le peuple par le truchement d’un héraut.

            85. Il composa en prose de nombreux ouvrages, dans des genres différents. Il en donna lecture de quelques-uns devant un cercle d’amis, comme on l’aurait fait dans une salle de conférences, notamment sa Réponse à Brutus sur Caton ; il avait lu, à un âge déjà avancé, la plupart des tomes qui constituaient cet ouvrage, mais la fatigue l’amena à demander à Tibère de poursuivre ; citons aussi les Exhortations à la philosophie et quelques volumes Sur sa vie, qu’il retraça en treize livres, jusqu’à la guerre contre les Cantabres, sans aller au-delà. Il se frotta aussi superficiellement à la poésie. On a conservé de lui une œuvre écrite en hexamètres, dont le titre et le sujet sont La Sicile ; on a conservé une seconde œuvre versifiée, tout aussi brève, les Épigrammes, à laquelle il travaillait généralement au moment de son bain. Il commença une tragédie avec un grand enthousiasme, mais comme son style n’était pas réussi, il la détruisit, et à ses amis qui lui demandaient comment allait donc son Ajax, il répondit que son Ajax s’était jeté sur une éponge[11].


[1] D’autres comprennent : « J’ai fait ».

[2] Bâtiment à vocation religieuse située sur le forum.

[3] L’erreur consistant à croire que l’on devait jeûner pendant le sabbat était très répandue ches les Romains.

[4] À peu près un demi-litre.

[5] C’est le fameux « nez romain ».

[6] Environ un mètre soixante-dix.

[7] Contrariam, que nous comprenons comme définissant le remède lui-même (« celui des contraires »), est parfois compris au sens de « inédit ».

[8] Chapeau de voyage à larges bords, considéré comme fort peu élégant.

[9] La memoria faisait pourtant des principaux talents attendus du bon orateur.

[10] Qui lui apprenait notamment à prendre soin de sa voix et à l’entretenir.

[11] Ajax était le héros de plusieurs tragédies dans l’Antiquité – celle de Sophocle nous est parvenue. Peut-être le projet d’Auguste consistait-il du reste simplement à traduire la pièce du dramaturge athénien. Le héros se donne la mort en tombant sur son épée ; l’œuvre d’Auguste connaît elle aussi une fin volontaire, d’un coup d’éponge.