Le Prince ou la candidature de Machiavel

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Cette chronique  raconte la vie des Classiques à la Renaissance. Des contemporains de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540) permettent de voir comment l’Antiquité alimente la culture, la pensée et la langue de l’époque. Hommage à l’ancêtre du Gaffiot, l’imprimeur Robert Estienne est le premier invité des Amis de Guillaume Budé. Sa devise : « Noli altum sapere, sed time », c’est-à-dire « ne t’élève point par orgueil, mais crains ». 

La chronique précédente présentait le Prince avec les mots de Machiavel lui-même. Dans sa lettre à Francesco Vettori, Machiavel confiait vouloir dédier son ouvrage à Julien de Médicis. La suite de la missive explique pourquoi.

 

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Illustration 1 : Julien de Médicis, tableau de l’atelier de Raphaël. Source : The Metropolitan Museum of Art.

« Mon opuscule, j’ai discuté avec Filippo s’il était bon de le dédier ou non [à Julien] ; et une fois admis qu’il était bon de le lui dédier, s’il était bon que je l’apporte moi-même ou que je l’envoie. Si je ne le lui dédiais pas, je craignais que Julien ne le lise même pas, et que cet Ardinghelli s’attribue l’honneur de mon travail. Le besoin qui me harcèle me poussait à le lui dédier, parce que je m’use et ne peux rester longtemps ainsi sans que la pauvreté ne fasse de moi un individu méprisable ; et puis, je désirerais que ces seigneurs de Médicis commencent à m’employer, dussent-ils commencer par me faire rouler une pierre ; car si ensuite je ne réussissais pas à gagner leurs faveurs, je ne m’en prendrais qu’à moi ; quant à la chose, si on voulait bien la lire, on verrait que les quinze années que j’ai passées à apprendre l’art de l’État, je ne les ai passées ni à dormir ni à jouer ; et tout un chacun devrait avoir à cœur de se servir d’un homme plein d’une expérience acquise aux frais d’autrui. Et on ne devrait pas douter de ma loyauté, car, ayant toujours été fidèle à mes engagements, ce n’est pas maintenant que je vais apprendre à y manquer ; et ce n’est pas après qu’on a été bon et loyal pendant quarante-trois ans – c’est l’âge que j’ai – que l’on doit pouvoir changer de nature ; de ma loyauté et de ma bonté, ma pauvreté en porte témoignage. »

(extrait traduit et cité par Paul Larivaille dans le Prince, p. XIV-XV).

Finalement c’est « au magnifique Laurent de Médicis » qu’est dédié le Prince. Il s’agit de Laurent II de Médicis (1492-1519), petit-fils de Laurent le Magnifique et neveu de Julien de Médicis. La dédicace a le même but : retrouver un emploi.

 

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Illustration 2 : Laurent II de Médicis, tableau de Raphaël (1516). Source : Wikipedia.

« Le plus souvent, d’ordinaire, ceux qui désirent gagner les bonnes grâces d’un prince se présentent à lui avec ce qu’ils ont de plus cher, ou ce dont ils voient qu’il se délecte ; aussi, à des princes voit-on souvent faire don de chevaux, d’armes, de draps d’or, de pierres précieuses et semblables ornements dignes de leur grandeur. Désirant donc, pour ma part, m’offrir à Votre Magnificence avec quelque témoignage de mon dévouement à votre égard, et ne trouvant dans mon bagage rien qui me soit plus cher ou que j’estime autant que ma connaissance des actions des grands hommes, acquise au fil d’une longue expérience des choses modernes et d’une continuelle lecture des antiques, ce sont ces actions longuement méditées et examinées avec beaucoup de diligence que maintenant, condensées en un petit volume, j’adresse à Votre Magnificence. […] Que, donc, Votre Magnificence prenne ce petit don dans l’esprit dans lequel je vous l’envoie. Si vous le considérez et lisez soigneusement, vous y reconnaîtrez le désir extrême que j’ai de voir Votre Magnificence parvenir à la grandeur que la fortune et vos autres qualités vous promettent. Et si, du faîte de la hauteur où vous serez alors, vous tournez quelque-fois les yeux vers ces lieux d’en bas, vous reconnaîtrez combien injustement j’endure une grande et continuelle malignité de fortune. »

(Le Prince, traduction de Paul Larivaille, p. 1-2).

Cette démarche, si elle a donné lieu à un chef-d’œuvre, reste vaine et en juin 1514, Machiavel – proche du désespoir – écrit à Vettori : « Je resterai donc comme je suis, dans ma pouillerie, sans trouver personne qui se souvienne des services que j’ai rendus ou qui croie que je puisse être bon à quoi que ce soit. Mais il est impossible que je puisse rester longtemps ainsi, car je m’use… » (extrait traduit et cité par Paul Larivaille dans le Prince, p. XCVII).

« Volgere il viso alla fortuna ».

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