Chroniques anachroniques - Saintes Amazones, Amazon sans sein

Texte :

L’actualité commerciale et économique soulève un problème endémique qui perturbe et endommage les économies traditionnelles, le modèle du puissant conquérant en ligne, Amazon. Pourquoi Jeff Bezos a-t-il délibérément choisi un nom si évocateur ?…provocateur ? Si officiellement, le nom de cette société internationale tient au plus grand fleuve du monde, l’Amazone (avec un sourire tentateur qui relie universellement, non pas l’alpha et l’oméga, mais le a au z !), un helléniste peut-il ne pas avancer une référence sous-jacente, voire inconsciente, au peuple mythique des Amazones, fascinant, inversant, subversif, transgressif ? Laissons chanter Apollonios de Rhodes.

                                                                       ἤματι δ' αὐτῷ

965 γνάμψαν Ἀμαζονίδων ἕκαθεν λιμενήοχον ἄκρην.

Ἔνθα ποτὲ προμολοῦσαν Ἀρητιάδα Μελανίππην

ἥρως Ἡρακλέης ἐλοχήσατο, καί οἱ ἄποινα

Ἱππολύτη ζωστῆρα παναίολον ἐγγυάλιξεν

ἀμφὶ κασιγνήτης: ὁ δ' ἀπήμονα πέμψεν ὀπίσσω.

970 τῆς οἵγ' ἐν κόλπῳ, προχοαῖς ἔπι Θερμώδοντος,

κέλσαν, ἐπεὶ καὶ πόντος ὀρίνετο νισσομένοισιν.

τῷ δ' οὔτις ποταμῶν ἐναλίγκιος, οὐδὲ ῥέεθρα

τόσσ' ἐπὶ γαῖαν ἵησι παρὲξ ἕθεν ἄνδιχα βάλλων.

τετράκις εἰς ἑκατὸν δεύοιτό κεν, εἴ τις ἕκαστα

975 πεμπάζοι: μία δ' οἴη ἐτήτυμος ἔπλετο πηγή.

ἡ μέν τ' ἐξ ὀρέων κατανίσσεται ἤπειρόνδε

ὑψηλῶν, ἅ τέ φασιν Ἀμαζόνια κλείεσθαι.

ἔνθεν δ' αἰπυτέρην ἐπικίδναται ἔνδοθι γαῖαν

ἀντικρύ: τῶ καί οἱ ἐπίστροφοί εἰσι κέλευθοι:

980 αἰεὶ δ' ἄλλυδις ἄλλη, ὅπῃ κύρσειε μάλιστα

ἠπείρου χθαμαλῆς, εἱλίσσεται: ἡ μὲν ἄπωθεν,

ἡ δὲ πέλας: πολέες δὲ πόροι νώνυμνοι ἔασιν,

ὅππῃ ὑπεξαφύονται: ὁ δ' ἀμφαδὸν ἄμμιγα παύροις

Πόντον ἐς Ἄξεινον κυρτὴν ὑπερεύγεται ἄκρην.

985 καί νύ κε δηθύνοντες Ἀμαζονίδεσσιν ἔμιξαν

ὑσμίνην, καὶ δ' οὔ κεν ἀναιμωτί γ' ἐρίδηναν --

οὐ γὰρ Ἀμαζονίδες μάλ' ἐπήτιδες, οὐδὲ θέμιστας

τίουσαι πεδίον Δοιάντιον ἀμφενέμοντο:

ἀλλ' ὕβρις στονόεσσα καὶ Ἄρεος ἔργα μεμήλει:

990 δὴ γὰρ καὶ γενεὴν ἔσαν Ἄρεος Ἁρμονίης τε

νύμφης, ἥ τ' Ἄρηι φιλοπτολέμους τέκε κούρας,

ἄλσεος Ἀκμονίοιο κατὰ πτύχας εὐνηθεῖσα--

εἰ μὴ ἄρ' ἐκ Διόθεν πνοιαὶ πάλιν Ἀργέσταο

ἤλυθον:

Ce même jour, ils doublèrent de loin le cap des Amazones qui avoisine un bon port. C’est là que s’était avancée jadis la fille d’Arès, Mélanippé, quand le héros Héraclès la prit dans une embuscade ; pour rançon de sa sœur, Hippolyté lui remit son ceinturon ciselé et il la renvoya sans lui faire de mal. Dans le golfe du cap, près des bouches du Thermodon, ils abordèrent, car la mer se démontait sur leur passage. Aucun fleuve ne ressemble à celui-ci ni ne répand sur la terre autant de bras qui se détachent de lui en toutes directions. Il ne s’en faudrait que de quatre pour faire cent, à les compter exactement. Ils ont en vérité une seule et même source qui descend vers la plaine de hautes montagnes appelées, dit-on, monts Amazoniens. Mais ensuite le fleuve se divise en pénétrant dans les hautes terres qui lui barrent le passage. C’est pourquoi ses bras partent en toutes directions : sans cesse, chacun de son côté, au hasard des dépressions qu’ils rencontrent, ils serpentent, les uns au loin les autres près du cours principal. Beaucoup d’entre eux vont se jeter à la mer on ne sait où, sans nom ; mais le Thermodon, lui, mêlé à quelques autres bras, décharge bien visiblement ses eaux grondantes dans le Pont-Axin, sous la courbure du cap. S’ils s’étaient attardés, les héros auraient dû livrer combat aux Amazones et la bataille n’aurait pas manqué d’être sanglante ; en effet elles n’étaient guère accueillantes ni respectueuses des lois, les Amazones qui habitaient la plaine de Doias ; elles n’aimaient que funeste démesure et travaux d’Arès, car elles étaient de la race d’Arès et d’Harmonia, cette Nymphe qui avait enfanté à Arès des filles belliqueuses, après s’être unie à lui dans les profondeurs du bois d’Acmon.

Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, v964-993, texte établi et traduit par F. Vian et É. Delage, Paris, Les Belles Lettres, 1976

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces Amazones, flottant dans l’histoire et l’espace, ont suscité abondamment l’imaginaire textuel et artistique du monde gréco-romain. Les représentations d’Amazones ou d’amazonaumachies, où elles s’affichent (jusque sur le bouclier de l’Athéna Parthenos !) pullulent en littérature, en sculpture et dans les arts figurés.

Femmes chasseresses et guerrières ; filles d’un dieu sans nuances, Arès, adepte de la guerre sans règles ; sans pitié avec les hommes, antianeirai ; cruelles ; peuple figé et voué à l’extinction ; ennemies de la civilisation. Pour un Grec, il s’agit de vaincre autant l’animalité féminine de l’Amazone que la sauvagerie, du reste, des Barbares. Les plus grands héros grecs ou des demi-dieux sont appelés à les affronter et à les terrasser : Achille tuant la reine Penthesilée, Hercule et son neuvième travail, Thésée emprisonnant Hippolyté. Elles furent un contre-modèle si parfaitement formaté, à la fois fascinant et détesté, des « enfants d’Athéna » que les historiens ont douté de la réalité de leur existence, les plaçant plutôt au rang de croyance prégnante ou traumatisante, dans l’idéologie masculine des Hellènes. Cependant, des travaux archéologiques récents menés dans les steppes de l’Asie centrale ont mis à jour des tombes de squelettes féminins présentant des blessures de guerre, enterrés avec leurs armes. Entre l’Amazon, masculin, et l’Amazone, au féminin, le premier ne serait-il pas le rejeton paradoxal de la seconde ?

Christelle Laizé et Philippe Guisard

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