Chroniques anachroniques - Europe (I) : Good bye London !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Nous ouvrons une série de chroniques élargie à l’actualité européenne. Quoi de plus tonitruant que de commencer par l’enfant terrible de l’Europe, la Grande-Bretagne. Jalouse de son insularité, cette Britannia a toujours eu des rapports ambivalents et élastiques avec le continent et l’entité politique de l’Europe. Cela ne date pas d’hier, mais à sa décharge, c’est la difficile intégration du monde celtique à la voie romaine (Germanie, Gaule). Avant Boris Johnson, elle n’a pas manqué de figure de proue contre une quelconque domination continentale.

Rex Icenorum Prasutagus, longa opulentia clarus, Caesarem heredem duasque filias scripserat, tali obsequio ratus regnumque et domum suam procul iniuria fore. quod contra vertit, adeo ut regnum per centuriones, domus per servos velut capta vastarentur. iam primum uxor eius Boudicca verberibus adfecta et filiae stupro violatae sunt: praecipui quique Icenorum, quasi cunctam regionem muneri accepissent, avitis bonis exuuntur, et propinqui regis inter mancipia habebantur. qua contumelia et metu graviorum, quando in formam provinciae cesserant, rapiunt arma, commotis ad rebellationem Trinobantibus et qui alii nondum servitio fracti resumere libertatem occultis coniurationibus pepigerant, acerrimo in veteranos odio. quippe in coloniam Camulodunum recens deducti pellebant domibus, exturbabant agris, captivos, servos appellando, foventibus impotentiam veteranorum militibus similitudine vitae et spe eiusdem licentiae. ad hoc templum divo Claudio constitutum quasi arx aeternae dominationis aspiciebatur, delectique sacerdotes specie religionis omnis fortunas effundebant. nec arduum videbatur excindere coloniam nullis munimentis saeptam; quod ducibus nostris parum provisum erat, dum amoenitati prius quam usui consulitur. Inter quae nulla palam causa delapsum Camuloduni simulacrum Victoriae ac retro conversum quasi cederet hostibus. et feminae in furorem turbatae adesse exitium canebant, externosque fremitus in curia eorum auditos; consonuisse ululatibus theatrum visamque speciem in aestuario Tamesae subversae coloniae: iam Oceanus cruento aspectu, dilabente aestu humanorum corporum effigies relictae, ut Britannis ad spem, ita veteranis ad metum trahebantur (…) Boudicca curru filias prae se vehens, ut quamque nationem accesserat, solitum quidem Britannis feminarum ductu bellare testabatur, sed tunc non ut tantis maioribus ortam regnum et opes, verum ut unam e vulgo libertatem amissam, confectum verberibus corpus, contrectatam filiarum pudicitiam ulcisci. eo provectas Romanorum cupidines ut non corpora, ne senectam quidem aut virginitatem impollutam relinquant. adesse tamen deos iustae vindictae: cecidisse legionem quae proelium ausa sit; ceteros castris occultari aut fugam circumspicere. ne strepitum quidem et clamorem tot milium, nedum impetus et manus perlaturos: si copias armatorum, si causas belli secum expenderent, vincendum illa acie vel cadendum esse. id mulieri destinatum: viverent viri et servirent.

Le roi des Icéniens, Prasutagus, célèbre par une longue opulence, avait désigné César comme héritier avec ses deux filles, pensant  qu’une telle déférence mettrait tout son royaume et sa maison à l’abri de tout dommage. Elle eut un effet contraire, au point que son royaume, en proie à des centurions, sa maison, en proie à des esclaves, furent ravagés comme des conquêtes. Dès le début, son épouse Boudicca fut frappée de coups et ses filles honteusement violées ; les principaux des Icéniens, comme si tout le pays eût été donné en présent aux Romains, sont dépouillés de leurs biens ancestraux, et les proches parents du roi étaient mis au nombre des esclaves. Cet outrage et la crainte de maux plus pénibles-car ils venaient d’être réduits à l’état de province-les poussent à prendre les armes, et ils entraînent à la révolte les Trinovantes et les autres peuples qui, n’étant pas encore rompus à la servitude, avaient secrètement comploté sous serment de reprendre leur liberté. Ils avaient la plus vivre haine à l’égard des vétérans, qui, établis naguère en colonie à Camulodunum, chassaient les habitants de leurs maisons et les expulsaient de leurs terres, en les traitant de captifs et d’esclaves, avec l’appui des soldats, qui encourageaient les excès des vétérans par solidarité de métier et dans l’espoir de la même licence. En outre, le temple élevé au divin Claude attirait les regards comme la forteresse d’une domination éternelle, et ceux qu’on choisissait pour prêtres, sous prétexte de célébrer le culte, dissipaient toute leur fortune. Et il ne semblait pas difficile de détruire une colonie qu’aucune fortification n’entourait-ce à quoi nos chefs avaient négligé de pourvoir, faisant passer  l’agréable avant l’utile dans leurs préoccupations. Sur ces entrefaites, sans cause apparente, une statue de la Victoire, érigée à Camulodunum, s’écroula et se retourna, comme si elle reculait devant l’ennemi. Et des femmes, agitées d’une fureur prophétique, annonçaient une ruine imminente : on aurait entendu  des bruits de voix étrangères dans la curie municipale, le théâtre aurait retenti de hurlements, et dans l’estuaire de la Tamise serait apparue l’image de la colonie renversée ; puis on avait vu l’Océan couleur de sang et, au retrait des flots, des formes de cadavres humains abandonnés sur le rivage ; ces prodiges inspiraient aux Bretons l’espérance, mais aux vétérans l’épouvante (…) Boudicca, montée sur un char avec ses filles devant elle, à mesure qu’elle arrivait devant chaque peuplade, attestait que, si les Bretons avaient coutume de combattre sous la conduite de femmes, elle venait alors, non pas comme reine issue de nobles aïeux, réclamer son royaume et ses richesse, mais comme une simple femme, venger sa liberté perdue, son corps accablé de coups, l’honneur de ses filles profané. Les Romains étaient emportés par leurs passions au point de ne pas laisser les corps, même dans la vieillesse ou la virginité, à l’abri des souillures. Mais les dieux secondaient  une juste vengeance : elle avait succombé, la légion qui avait osé combattre ; le reste des ennemis se tenait  caché dans son camp ou ne cherchait que la fuite ; incapables de supporter même le fracas et les cris de tant de milliers d’hommes, ils soutiendraient encore moins leur choc et leurs coups. Si l’on se représentait  le nombre des combattants et les causes de la guerre, il fallait vaincre  dans cette bataille ou y périr. Telle était sa résolution de femme ; les hommes pouvaient choisir la vie et la servitude.

Tacite, Annales, XIV, 31-32 et 35, texte établi et traduit par P. Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres, 1990

Cette reine celte, prêtresse et femme de guerre du Ier s., au nom prédestinée de Boudicca (Boadicée ou Bonduca, « La Victorieuse ») a,  par sa personnalité, ses discours et ses actions, déclenché, sous Néron, l’insurrection de la Bretagne, province romaine conquise en 43 par Claude et qui occupait pour l’essentiel le sud-est de l’Angleterre. Celle-ci, située aux marges occidentales de l’empire et au bord de l’Océan, convoitée pour son cuivre, son blé, passait pour être l’ultime refuge des opposants à Rome (druides, dissidents, transfuges). Dans le portrait qu’en dresse Tacite, elle incarne l’intelligence, le courage, le sens de l’honneur, l’amour de la liberté, le charisme, figure surprenante pour un Romain, et quasiment contre-identitaire (elle n’en demeure pas moins barbare), comme l’étaient les Amazones aux yeux des Grecs. À Chaque époque sa Boudicca : sous Victoria, elle est statufiée en 2 groupes, le premier dû à Thomas Thorneycroft qui l'acheva en 1885, l’un des sculpteurs préférés de la reine, se dresse depuis 1902, à Londres, près du Westminster Bridge, à deux pas de Big Ben. Elle y est représentée comme exaltée par sa victoire (malgré sa défaite !) sur un fier quadrige ; le second groupe fut réalisé au début de la première guerre mondiale par J. Havard Thomas, à Cardiff, où on la voit protéger ses filles violées par l’envahisseur. Dans ces mêmes années de vif nationalisme, elle donna son nom à un destroyer, avant de se réincarner en Maggie Thatcher, la dame de fer, après la guerre des Falkland. En ce début du XXIe s., il sera intéressant de savoir si la presse patriotique anglaise convoquera derechef cette figure légendaire qui incarne l’esprit de résistance et d’indépendance.

Christelle Laizé-Philippe Guisard

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