Chroniques anachroniques - bal masqué obligatoire

Média :
Image :
Texte :

Avec ou sans masque ?

Qu’il soit FFP2, chirurgical, en tissu maison, ou de carnaval, le masque met mal à l’aise notre civilisation éprise, comme d’une valeur, de dévoilement, de vérité et d’être. Lors de cet épisode du COVID-19, le malaise de notre civilisation occidentale a désorienté les décisions politiques, au point de les rendre contradictoires, car, c’est que aussi, le visage reste, à nos yeux, éminemment identitaire. Quelles sont les racines historiques qui peuvent expliquer ce malaise, alors que la figure fondatrice de notre philosophie est précisément connue pour ressembler au masque de Silène.

Σωκράτηδἐγὼἐπαινεῖν, ἄνδρες, οὕτωςἐπιχειρήσω, διεἰκόνων. οὗτοςμὲνοὖνἴσωςοἰήσεταιἐπὶτὰγελοιότερα, ἔσταιδεἰκὼντοῦἀληθοῦςἕνεκα, οὐτοῦγελοίου. φημὶγὰρδὴὁμοιότατοναὐτὸνεἶναιτοῖςσειληνοῖςτούτοιςτοῖς  ἐντοῖςἑρμογλυφείοιςκαθημένοις, οὕστιναςἐργάζονταιοἱδημιουργοὶσύριγγαςαὐλοὺςἔχοντας, οἳδιχάδεδιοιχθέντεςφαίνονταιἔνδοθενἀγάλματαἔχοντεςθεῶν. καὶφημὶαὖἐοικέναιαὐτὸντῷσατύρῳτῷΜαρσύᾳ. ὅτιμὲνοὖντόγεεἶδοςὅμοιοςεἶτούτοις, Σώκρατες, οὐδἄναὐτὸςδήπουἀμφισβητήσαις· ὡςδὲκαὶτἆλλαἔοικας, μετὰτοῦτοἄκουε. ὑβριστὴςεἶ· οὔ; ἐὰνγὰρμὴὁμολογῇς, μάρτυραςπαρέξομαι.

Pour faire l’éloge de Socrate, mes amis, j’aurai recours à des images. Il croira, sans doute, lui, que c’est pour être plus drôle, et pourtant l’image aura pour but la vérité, non la drôlerie. Je déclare donc qu’il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs, et que les artistes représentent un pipeau ou une flûte à la main ; si on les ouvre en deux, on voit qu’ils contiennent, à l’intérieur, des statues de dieux. Je déclare ensuite qu’il a l’air du satyre Marsyas. Une chose est certaine : de figure, tu es leur pareil, Socrate : toi-même tu ne le contesteras. Quant aux autres ressemblances, eh bien, écoute à présent. Tu es un être insolent, n’est-ce pas ? Si tu ne le reconnais pas, je produirai des témoins.

            Platon, Le banquet, 215 a-b, texte établi et traduit par P. Vicaire et J. Laborderie, Paris,

Si trois fonctions définissent le masque, représentation, identification et dissimulation, le masque des Grecs, pas plus que leur visage, ne dissimule ni ne renferme quoi que ce soit. Le prosopon vaut pour le visage comme pour le masque et l’équivalence du visage et de l’individu est elle-même transférée du visage au masque. Ainsi le masque porté, bien loin de cacher le visage qui le recouvre, le remplace et le révèle même au point qu’il n’existe pas d’expression « sous le masque » en grec ancien. Dans ce glissement du visage au masque, les fameux masques de théâtre des Grecs sont donc tout sauf masquant. Ce n’est pas là que les Grecs placent la dissimulation ou l’hypocrisie.

Qu'en est-il du visage masque de Socrate ? Fait extrêmement rare pour un visage grec, Socrate a le privilège de la description chez Platon et Xénophon (front de taureau, yeux exorbités, nez camus, mâchoires d’âne, bouche lippue). Dans une culture qui associe beau et bien, idéal esthétique et éthique, une telle dissociation entre un intérieur riche et cette laideur de silène est provoquante. Si Socrate ressemble au silène, c’est que silène est avant tout un masque, celui du père des satyres, bien connu des Athéniens, qui le revêtent pour suivre Dionysos en procession tumultueuse. Qu’est-ce à dire ? Ce masque de Socrate prend chez Platon précisément la valeur masquante que nous affectons à cet accessoire : vérité cachée versusapparence grotesque. C’est le thème que développe Alcibiade tout au long de l’éloge enflammé qu’il fait de Socrate. Façonné par Platon, le visage de Socrate, masque, constitue le point de départ de la dissociation être/paraître sur laquelle se fonde notre propre perception du masque. Pour l’heure, avançons masqués sans crainte, comme beaucoup de nos héros, Fantomas, Zorro, Batman, Superman, Spiderman, ou Jim Carrey, dans The Mask.

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique

Dernières chroniques