Anthologie – « C’est le moment, Énée, d’être vaillant » (Virgile)

30 septembre 2022
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Image : Couverture de Virgile, Énéide
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L'immense historien et latiniste Paul Veyne, qui vient de nous quitter, laisse derrière lui une œuvre protéiforme et anticonformiste qui a très largement contribué au renouveau des études anciennes et à la promotion de l'Antiquité en France et bien au-delà. Il a également offert un souffle nouveau à l'une des œuvres majeures de la littérature latine, l'Énéide de Virgile, dans une traduction "remarquable d'élégance et de lisibilité" (Le Monde des livres). Pour lui rendre hommage, La Vie des Classiques vous propose aujourd'hui de lire l'un des plus beaux passages de ce monument : l'arrivée d'Énée dans le monde souterrain.

                    « Procul o, procul este, profani »
conclamat uates « totoque absistite luco ;
tuque inuade uiam uaginaque eripe ferrum :
nunc animis opus, Aenea, nunc pectore firmo. »
Tantum effata furens antro se immisit aperto ;
ille ducem haud timidis uadentem passibus aequat.
   Di, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
sit mihi fas audita loqui, sit numine uestro
pandere res alta terra et caligine mersas.
   Ibant obscuri sola sub nocte per umbram
perque domos Ditis uacuas et inania regna :
quale per incertam lunam sub luce maligna
est iter in siluis, ubi caelum condidit umbra
Iuppiter, et rebus nox abstulit atra colorem.
Vestibulum ante ipsum primisque in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuere cubilia Curae ;
pallentesque habitant Morbi tristisque Senectus,
et Metus et malesuada Fames ac turpis Egestas,
terribiles uisu formae, Letumque Labosque ;
tum consanguineus Leti Sopor et mala mentis
Gaudia, mortiferumque aduerso in limine Bellum,
ferreique Eumenidum thalami et Discordia demens
uipereum crinem uittis innexa cruentis.
   In medio ramos annosaque bracchia pandit
ulmus opaca, ingens, quam sedem Somnia uolgo
uana tenere ferunt, foliisque sub omnibus haerent.
Multaque praeterea uariarum monstra ferarum,
Centauri in foribus stabulant Scyllaeque biformes
et centumgeminus Briareus ac belua Lernae
horrendum stridens, flammisque armata Chimaera,
Gorgones Harpyiaeque et forma tricorporis umbrae.
Corripit hic subita trepidus formidine ferrum
Aeneas strictamque aciem uenientibus offert,
et ni docta comes tenuis sine corpore uitas
admoneat uolitare caua sub imagine formae,
inruat et frustra ferro diuerberet umbras.
   Hinc uia Tartarei quae fert Acherontis ad undas.
Turbidus hic caeno uastaque uoragine gurges
aestuat atque omnem Cocyto eructat harenam.
Portitor has horrendus aquas et flumina seruat
terribili squalore Charon, cui plurima mento
canities inculta iacet, stant lumina flamma,
sordidus ex umeris nodo dependet amictus.
Ipse ratem conto subigit uelisque ministrat
et ferruginea subuectat corpora cumba,
iam senior, sed cruda deo uiridisque senectus.
Huc omnis turba ad ripas effusa ruebat,
matres atque uiri defunctaque corpora uita
magnanimum heroum, pueri innuptaeque puellae,
impositique rogis iuuenes ante ora parentum :
quam multa in siluis autumni frigore primo
lapsa cadunt folia, aut ad terram gurgite ab alto
quam multae glomerantur aues, ubi frigidus annus
trans pontum fugat et terris immittit apricis.
Stabant orantes primi transmittere cursum
tendebantque manus ripae ulterioris amore.
Nauita sed tristis nunc hos nunc accipit illos,
ast alios longe summotos arcet harena.

« Loin d’ici, oh, loin d’ici, profanes ! s’exclame la prêtresse [ie. la Sibylle], quittez entièrement le bois ! Et toi, mets-toi en chemin et tire ton épée du fourreau. C’est le moment, Énée, d’être vaillant, d’avoir le coeur solide. » Elle n’en dit pas plus et, déchaînée, s’est enfoncée dans la caverne béante. Quant à Énée, il ne reste pas en arrière de sa guide qui s’avance d’un pas hardi.
Dieux qui possédez l’empire des âmes, et vous, ombres silencieuses, Chaos et Phlégéton, immenses étendues nocturnes et muettes, qu’il me soit permis de redire ce que j’ai entendu ; qu’il me soit donné de dévoiler avec votre aveu des secrets abîmés au fond de la terre et des ténèbres.
Ils allaient obscurs dans la nuit solitaire, à travers l’ombre, à travers la demeure vide de Dis et son royaume sans vie. Tel, par une lune incertaine, sous une lueur avare, un chemin en forêt, quand Jupiter a enfoui le ciel dans l’ombre et que la noire nuit a ôté aux choses leur couleur. Devant le vestibule même, à l’entrée des corridors d’Orcus, le Deuil et les Tourments vengeurs ont installé leurs grabats. Y habitent les pâles Maladies, la triste Vieillesse, la Peur, la Faim mauvaise conseillère, la Misère honteuse, larves terribles à voir, le Trépas et la Peine. Puis la Torpeur, soeur du Trépas, les Joies Mauvaises de l’âme ; et, en plein milieu de la porte, la Guerre meurtrière, les loges de fer des Euménides et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes.
Juste devant l’entrée, un orme touffu, géant, étend ses branches, ses bras chargés d’années, que, dit-on, peuplent en foule les Rêves vains, accrochés sous toutes les feuilles. En outre sont parquées à une porte une foule de bêtes monstrueuses de toutes formes, Centaures, Scylles biformes, centuple Briarée, hydre de Lerne à l’horrible sifflement, Chimère armée d’une flamme, Gorgones, Harpyes et l’ombre  d’une forme à trois corps. Alors, saisi d’une terreur soudaine, Énée met la main à l’épée, la tire du fourreau et en présente la pointe à qui viendrait à lui. Et si sa docte compagne ne l’avertissait que ce ne sont là que de minces existences dépourvues de corps, qui flottent sous les apparences d’une forme vide, il se ruerait sur elles et pourfendrait des ombres, inutilement.
De là, un chemin mène dans le Tartare, vers les eaux de l’Achéron. C’est là qu’un tourbillon bourbeux, en un gouffre énorme, bouillonne et vomit tout son limon dans le Cocyte. Un passeur effrayant d’une saleté épouvantable, Charon, veille sur ces eaux, sur ces fleuves. À son menton, une barbe blanche, touffue et hirsute. Ses yeux ne sont que flammes. Un manteau sordide est suspendu à son épaule par un noeud. À l’aide d’une gaffe, son bras dégage la barque noircie, la dirige à la voile et y transporte les morts, tout vieux qu’il est ; mais la vieillesse d’un dieu est fraîche et verte. C’était vers lui que toute une foule se ruait et venait se répandre sur la rive : des matrones, des hommes, les corps de héros magnanimes qui en avaient fini avec leur vie, des fils, des filles qui n’avaient pas connu le mariage, des enfants mis au bûcher sous les yeux de leurs parents. Aussi nombreuses, dans les bois, aux premiers froids de l’automne, sont les feuilles qui s’envolent et qui tombent ; aussi nombreux sont les oiseaux, venus de la profonde mer, qui s’attroupent à terre, quand l’année qui fraîchit les fait fuir au-delà des mers et les envoie au pays du soleil. Ils restaient debout, priant qu’on les fît traverser les premiers, et tendaient les bras, dans leur désir de l’autre rive. Mais le lugubre nocher accueille tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et en écarte d’autres, qu’il repousse loin du rivage.

Virgile, Énéide, VI, v. 257-316
Classiques en poche, Les Belles Lettres
trad. Paul Veyne